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Critiques

COHABITER

Halima Elkhatabi

par Bruno Dequen

Les scènes d’ouverture de Cohabiter, le premier long métrage de Halima Elkhatabi, nous présentent d’emblée le dispositif documentaire que la cinéaste va méthodiquement conserver tout au long de son film. Un plan fixe observe deux jeunes femmes en train d’énumérer avec étonnement le nombre de candidatures qu’elles ont reçues pour leur offre de colocation. Leur discussion a déjà commencé au moment où le film s’ouvre et fait rapidement place à une nouvelle vignette mettant en scène cette fois-ci une jeune locataire présentant son appartement à une candidate potentielle, tout en discutant de son quartier. À nouveau, la scène est courte, suivie d’un montage serré de plans sur de multiples pièces d’appartements permettant une transition vers d’autres vignettes qui seront autant de brefs moments de discussion entre des locataires et des personnes à la recherche d’une colocation. Parfaitement limpide, la démarche de Cohabiter se déploie ainsi selon un double mouvement. D’un côté, l’enregistrement objectif, sans apparat mis à part quelques rares gros plans, de discussions en plans fixes. De l’autre, un montage au rythme soutenu qui va enchaîner en à peine plus d’une heure une soixantaine de vignettes qui agissent comme autant d’autoportraits (in)volontaires, aussi drôles que touchants.

Si la crise du logement a possiblement été le point de départ du projet, et que cette réalité demeure nécessairement en arrière-plan, elle n’occupe finalement que peu de place dans les échanges. Il y a bien quelques mentions d’augmentations indécentes de loyer et de difficultés financières postpandémiques, mais on sent rapidement que le film s’est davantage laissé guider par la nature éminemment étrange du cadre qu’il a choisi de représenter. Après tout, que sont les entretiens de colocation sinon une forme de speed dating qui oscille entre artificialité et sincérité ? Le temps d’une discussion faussement informelle, qui plus est filmée dans ce cas-ci, des gens qui ne se connaissent pas doivent déterminer s’ils seront capables de vivre ensemble. D’un certain point de vue, l’enjeu ne pourrait être plus grand, et c’est un sujet en or pour le cinéma documentaire qui, par essence, cherche à capter des formes d’authenticité malgré la réalité intrusive d’un tournage. En choisissant de multiplier les situations (14 logements et une quarantaine de protagonistes), Cohabiter effectue un travail d’équilibriste plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Porté par le montage de Yousra Benziane, le film présente en effet une mosaïque de discussions comme autant de portraits individuels afin qu’ils puissent dialoguer entre eux et produire, en fin de compte, une représentation plus large des multiples formes d’interactions sociales qui prédominent de nos jours.

Un vieil homme discute avec un colocataire potentiel

Le nombre imposant de protagonistes témoigne de l’importance que la cinéaste a accordée à la diversité des individus et des situations représentées. Certes, mis à part un homme plus âgé au revenu modeste depuis son retour d’Afrique, la réalité de la vie en colocation a probablement imposé des protagonistes qui se situent dans la large catégorie des « jeunes adultes ». Mais la sélection, qui aurait pu être quelque peu réduite afin d’accorder plus de temps à certaines rencontres plus intéressantes que d’autres, demeure judicieusement variée, à la fois en matière de personnes (de la locataire neuroatypique aussi directe qu’attachante au jeune homme timide et candide, à peine sorti de chez ses parents) et de styles de vie (locataires individuels, duos, groupes, etc.). Si l’absence de mise en contexte de la réalité socioéconomique dans laquelle s’ancrent les différents appartements est notable, elle s’inscrit toutefois dans la logique interne d’un film qui porte finalement un regard plus psychologique que social sur ses sujets. Cohabiter n’est pas tant le portrait d’une ville (Montréal) et de ses habitants qu’une évocation souvent astucieuse des multiples façons dont nous entrons en lien avec les autres à l’époque actuelle.

Ainsi, le grand nombre de vignettes et l’absence d’identification des noms des personnes à l’écran nous incitent moins à « entrer dans la vie » des gens (d’autant plus qu’on passe souvent rapidement à un autre segment) qu’à nous identifier à des types de comportements. Impassible, la caméra fixe enregistre sans faillir le langage non verbal, l’assurance excessive, le malaise, l’amorce d’une réelle connexion. Certes, au fil des discussions, de nombreux sujets sont évoqués – de l’anxiété généralisée à l’importance d’une transparence sur son identité de genre, en passant par les besoins spécifiques des personnes neurodivergentes et l’obsession pour le coaching de vie –, de même que d’innombrables centres d’intérêt (de la passion pour des jeux de rôle en solitaire à l’humour et la vie nautique, en passant par la musique et la philosophie). Quel que soit l’intérêt qu’on leur porte, nombre de ces sujets, par la force de choses, ne sont évoqués que de façon anecdotique. Une impression renforcée non seulement par la courte durée des vignettes mais aussi par leur tendance à s’amorcer in media res. Peu à peu, l’écoute des propos fait donc place à l’observation des dynamiques singulières de chaque rencontre. Dans certains cas, un dialogue s’installe naturellement, de façon presque nonchalante. Dans d’autres cas, on sent une tension. Parfois, la personne qui habite le logement prend toute la place dans la conversation (vous n’oublierez pas l’autoentrepreneure et coach de vie de sitôt !). À d’autres moments, on finit par se demander qui interroge qui. Certaines questions sont piégées, d’autres sont d’une candeur désarmante. La cinéaste et sa monteuse contrastent habilement les ambiances et les types de comportement, même si le choix d’un ton uniformément léger et bienveillant empêche le film d’approfondir certains moments qui grincent manifestement.

Il y a des chances que les multiples aspirations qui animent les protagonistes de Cohabiter ne vous surprendront donc probablement pas, et il est fort possible, par la nature même de son dispositif, que certains entretiens vous intéressent plus que d’autres. Toutefois, le cœur du film est ailleurs. Il est dans le regard amusé d’une jeune femme assurée qui explique, pleine d’empathie, à son interlocuteur qu’il ne devrait pas être si candide. Il se trouve dans l’émotion qui étreint la voix d’un homme qui reconnaît avoir un besoin vital d’aide pour payer son loyer. Il transparaît dans la joie incontrôlable qui éclaire soudainement le visage d’une jeune femme sur le spectre de l’autisme à l’instant où elle réalise qu’elle parle à une personne totalement compatible. Malgré la caméra et la forme protocolaire de l’entretien, Cohabiter fourmille de ces brefs instants d’authenticité qu’on espère trouver dans tout documentaire. On pourrait bien regretter de ne pas avoir trouvé inspirantes les quelques séquences d’interludes musicaux présentant des plans d’appartements aussi bien cadrés que dénués de réelle épaisseur dramatique. Mais il serait certainement préférable, pour la suite du monde, de se laisser guider par le film et de se demander comment nous aurions réagi, et quel type de personne nous sommes vraiment.


13 septembre 2024