COLD CASE HAMMARSKJÖLD
Mads Brügger
par Alexandre Ruffier
Lors d’une séquence d’ouverture en animation, de la fumée s’élève d’une forêt à la frontière du Congo. Nous sommes en 1961 et l’avion du secrétaire général des Nations unies, Dag Hammarskjöld, vient d’être abattu. Affaire classée sans suite l’année suivante. Cinquante-six ans plus tard, dans une chambre d’hôtel en Afrique du Sud, Mads Brügger, journaliste et réalisateur danois, se tient debout. À sa droite, une secrétaire est assise devant une machine à écrire. Entièrement vêtu de blanc, Brügger annonce d’entrée de jeu que le méchant de l’histoire qu’il est sur le point de nous raconter s’habillait aussi de cette façon.
Cold Case Hammarskjöld commence ainsi par une double opération de fictionnalisation : la première sous forme de reconstitution animée, la seconde sous celle d’une mise en scène costumée. Un geste qui vise à nous troubler autant qu’à nous immerger dans un univers où le vrai doit constamment se démêler du faux. Qui est alors le véritable protagoniste du film ? Dag Hammarskjöld ou ce mystérieux méchant ? À moins qu’il ne s’agisse du processus même de création du cinéaste ? Peut-être les trois ? Brügger est reconnu pour son approche inorthodoxe du documentaire, ayant infiltré par le mensonge le régime nord-coréen, dans The Red Chapel (2009) et The Mole (2020), ou le trafic de diamants dans The Ambassador (2012). Dans ces films, il n’hésite pas à participer à des activités sur le bord de la légalité, distribuant des pots-de-vin et signant des contrats d’armement. Cependant, il n’est plus question de manipulations ou de caméras cachées dans Cold Case Hammarskjöld. Brügger endosse cette fois-ci son rôle de journaliste avec une stricte déontologie et limite les faux-semblants à des costumes et à des scènes ouvertement fictionnelles. Nous sommes, pour la première fois chez lui, l’objet central de ses manœuvres.
Peu après cette ouverture, nous retrouvons le cinéaste dans une deuxième chambre d’hôtel, cette fois-ci au Congo, avec la même machine à écrire, mais une autre secrétaire. Toujours de dos, comme si les deux pièces se superposaient, Brügger continue son récit et annonce qu’iels se trouvent désormais dans l’hôtel que l’énigmatique méchant occupait. Assis dans un fauteuil, le réalisateur commence à dicter son enquête, déjà terminée, à la secrétaire : « Cette histoire est peut-être le plus grand meurtre mystérieux du monde ou la plus idiote théorie conspirationniste. Si c’est la seconde, je suis désolé. ». Cette limite qu’il trace entre mystère et complot, et non entre le vrai et le faux, n’est pas exclusive. Car tout complot est doté d’une puissance érotique. Quoi que l’on fasse, que celui-ci soit véridique ou non, il y a toujours une petite partie de notre esprit qui s’y laisse tenter et c’est sur cette ligne enivrante que Brügger joue sa pièce. L’affaire qu’il dévoile semble tellement grosse et invraisemblable, avançant à partir de vrais documents, dévoilant de fausses réalités, contredites par de faux témoignages, menant à leur tour à de vraies révélations, que tous les éléments présents à l’écran deviennent douteux.
En utilisant comme point de départ la dictée et les échanges avec les deux secrétaires, le cinéaste articule digressions et précisions par des allers-retours et empile toutes sortes de fragments hétéroclites : archives, entrevues, directs, animations, voix superposées et fiction – une polysémie de matières qui se fait miroir de la complexité de l’affaire qu’il tente d’élucider. Le film passe constamment d’un témoignage, d’une époque et d’une matière à l’autre et arrive petit à petit à nous faire croire à des révélations invraisemblables en donnant l’impression que chaque information est continuellement recoupée. Brügger ne perd ainsi jamais le contrôle de sa narration et a constamment un train d’avance sur nous, même s’il essaye parfois de faire croire l’inverse, notamment pendant un monologue lors duquel il exprime ses doutes quant à la possibilité de terminer cette histoire alors qu’elle est entièrement racontée à rebours. Son but avec ce genre d’effets de mise en scène n’est cependant pas la tromperie ou la recherche du retournement de situation. Brügger vise avant tout l’efficacité narrative permettant de faire accepter les ramifications tentaculaires d’un potentiel complot mondial.
Car si le point de départ est bel et bien la mort du secrétaire de l’ONU Dag Hammarskjöld, ce dernier devient rapidement accessoire à l’histoire principale, prétexte à ouvrir des portes sur un récit bien plus tortueux qu’un crime commis par la CIA dans lequel se croisent un méchant habillé en blanc fasciné par l’histoire de la marine anglaise, une organisation militaire secrète ou encore un plan machiavélique impliquant des centres de soin contre le SIDA. Une Aston Martin et des gadgets ne feraient pas tache dans ce tableau. Malgré tout, Brügger n’oublie jamais que la matière principale de son récit reste le réel et glisse des détails révélant les coulisses de ce qui est avant tout un documentaire et non un roman d’espionnage. Il n’hésite notamment pas à révéler, tout comme dans son premier film The Red Chapel, les caractéristiques autoritaires de sa persona cinématographique en conservant au montage certains de ses gestes, paroles ou réactions brusques. Il offre ainsi à ce numéro si bien orchestré les quelques aspérités suffisantes pour lui donner un sursaut d’âme et pose la clé de voûte d’une œuvre toujours un peu insaisissable.
Cold Case Hammarskjöld est triple. C’est un film sur une effroyable histoire vraie, mais aussi sur la manière de raconter cette histoire, et c’est également, comme tous les autres longs métrages de Brügger, un film sur le cinéaste lui-même. « Je me soucie de mon héritage », dit-il avant l’envolée finale des révélations. Comme d’autres réalisateurs avant lui, Werner Herzog en tête, Brügger irradie ses productions de sa personnalité et voit chaque projet comme une pierre posée dans un édifice filmographique biscornu fait de contradictions, d’égo surdimensionné, de réussite flamboyante et de manipulations parfois grossières. Mais il arrive dans Cold Case Hammarskjöld, et c’est là son tour de force, à maintenir tout du long un numéro d’équilibriste entre enquêtes, vanité de réalisateur et expérimentation formelle, afin de traiter avec trouble un sujet tout aussi trouble.
Cold Case Hammarskjöld est disponible en ligne sur MUBI.
12 janvier 2024