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Critiques

COMA

Bertrand Bonello

par Alice Michaud-Lapointe

Les projets de films portant sur la pandémie ou l’expérience du confinement se sont multipliés depuis les deux dernières années, et ce serait mentir que de prétendre qu’ils ne sont pas souvent accueillis avec une certaine appréhension, tant nous avons collectivement baigné dans cet univers depuis 2020[1]. Il serait d’ailleurs facile de réduire le Coma de Bertrand Bonello à cette simple étiquette de « film de confinement » ou de présumer que le réalisateur a fait preuve d’un manque d’imagination en ces temps difficiles pour la création et le financement du cinéma. Or, c’est loin d’être le cas, Coma ne cherchant pas tant à représenter une quelconque vérité liée à la situation sanitaire qu’à sublimer l’imaginaire troublant qu’elle nous a légué. Coma se révèle un film très libre, à la forme hybride, dans lequel les spécificités du médium cinématographique servent à contempler la réclusion et la solitude comme on plongerait son regard dans un miroir déformant. C’est une œuvre qui s’interroge sur le pouvoir créateur, bouillonnant des marges, et pense le geste d’amour soutenu comme une arme contre la catatonie ambiante. Coma est un film qui gronde, où la vie jaillit par secousses et éruptions, comme de la matière volcanique.

Dédié à la fille de Bonello, aujourd’hui âgée de dix-huit ans, comme l’était Nocturama (2016) dans son plan final, Coma s’ouvre de manière intime, soit sur une véritable lettre du réalisateur adressée à sa fille sur fond d’images floutées. Suivant cet incipit, nous nous trouvons dans la chambre d’une adolescente, visiblement seule dans l’appartement de sa famille. À travers elle se dessine rapidement le portrait d’une jeunesse souffrante, anesthésiée, bien trop consciente que des instants précieux de la vie disparaissent progressivement, entre les murs sécuritaires et bétonnés des maisons. Mais qu’est-ce qui se cache derrière ces autres cloisons, celles de l’esprit où tout peut vaciller, devenir fiction ou cauchemar vivant, au fil des jours et des nuits qui s’éternisent ? Bonello prend le parti de plonger dans la psyché de cette jeune fille (Louise Labeque, qu’on suit comme s’il y avait une continuité entre l’adolescente qu’elle incarne dans Coma et son personnage de Fanny dans Zombi Child [2019]) pour en sonder les zones d’ombre, les aspects sinueux ou subconscients qui font dériver au-delà de la réalité. Il y a, dans Coma, des mouvements constants entre apnée et re-propulsion vers la surface de la conscience, Bonello mettant l’accent sur le flux inconstant des pensées et des images mentales, qu’il faut suivre, coûte que coûte, entre les interférences, les doutes, l’ennui profond, et la perte grandissante de repères qui mène ultimement vers une forêt symbolique où la jeune fille ne cesse de retourner en rêve. Le chemin onirique n’a pas toujours à être clair, Bonello rappelant par la structure imprévisible de son récit que c’est la traversée – ou le simple fait de s’astreindre à rester dans le geste, dans le mouvement – qui importe réellement.

Jeune fille allongée sur son lit

Le lit de la jeune fille est ainsi un lieu de rêverie paradoxale : il semble au premier regard être un rempart contre l’adversité, mais, sous son versant le plus inquiétant, il se fait presque sarcophage, tant l’adolescente y reste inerte, allongée, ou hypnotisée par la chaîne YouTube de sa gourou préférée, Patricia Coma (Julia Faure). Sorte d’influenceuse au discours sombre et ésotérique, cette dernière est celle qui « apprend à mieux vivre », mais de manière décalée : elle promeut un mystérieux objet appelé le Révélateur, quand elle ne parle pas de manière abstraite de la météo, des mérites d’un Crudimix ou de la dissolution du moi. La jeune fille regarde assidument ces vidéos, et, par un jeu de contamination médiatique, le discours de Patricia Coma se transpose dans un autre langage : celui des poupées Barbie avec lesquelles l’adolescente crée un feuilleton télévisé romantique, rires en canne inclus, qui répond à son grand besoin d’amour. Souhaitant réintégrer un monde tangible qui lui échappe, la jeune fille transmet à ses poupées sa parole désirante, mais aussi le soin d’animer cette parole. Ces ventriloquies mentales feront doucement glisser le personnage au cœur d’une version fictive d’elle-même, dans un décor de dessin animé où elle se trouve, l’espace de quelques scènes, dans un « ailleurs » concret. Mais Bonello ne fait pas de cet espace animé un monde plus onirique que les autres : il est, lui aussi, lieu de passage, la jeune fille traversant la fiction et la réalité comme elle change de fenêtre YouTube, d’écran d’ordinateur ou de rencontre Zoom. La propension à l’effacement la suit, tout comme ses amies, alors que l’une d’elles ne répond plus à l’appel ou disparaît subitement d’une conversation virtuelle. L’écran s’éteint, tout devient noir, le cauchemar (re)commence. Et au loin, la voix gutturale de Deleuze revient, émergeant elle-même des limbes, avec la mise en garde suivante : « Ne soyez jamais pris dans le rêve d’un autre. »

Cette phrase, extraite de la conférence Qu’est-ce l’acte de création ? que le philosophe a donnée à la Fémis en 1987, a inspiré Bonello vers l’exercice artisanal de Coma. Le film peut d’ailleurs légèrement agacer par moments, tant il met en relation différents types d’images hétéroclites (vidéos Zoom, animations 3D, archives YouTube, images issues de caméras de surveillance, extraits d’anciens films de Bonello, références au cinéma de Lynch) sans nécessairement s’assurer chaque fois de la cohérence du dialogue entre la diversité des images mises en relation et de la portée globale de cet « effet-collage ». Comme si, en quelque sorte, créer un langage visuel pour métaphoriser cet espace intermédiaire du « coma » exigeait un type de liberté qui accepte nécessairement la surenchère et le désordre qui accompagnent l’exploration brute.

C’est toutefois ce qui donne au film sa marque si particulière, et, si cet aspect est moins convaincant dans le prologue et la fin du film (Bonello soulignant avec plus d’insistance son propos), il n’en demeure pas moins que Coma développe une réflexion fine et incantatoire sur la « terrible volonté de puissance » du rêve, pour reprendre l’expression de Deleuze. Le message d’espoir d’un père pour sa fille devient en ce sens une quête de savoir, une ouverture vers la poésie d’un monde qu’il faut continuer de voir, même lorsque le présent semble mort ou suspendu. Coma nous pousse à affuter notre perception du réel et à ouvrir nos sens vers ce qui, dans nos traversées intérieures, mérite un temps ou un geste d’arrêt sincère.

[1] Cette critique a été écrite lors du premier trimestre de 2022.


22 mai 2024