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Critiques

Combat au bout de la nuit

Sylvain L'Espérance

par André Roy

Le parti Syriza, élu en janvier 2015, créa pour les gens de gauche, des anticapitalistes aux écologistes, pas seulement en Grèce, mais partout dans les démocraties du monde, un espoir ; il était le signe qu’une révolte contre les pouvoirs, tant ceux du pays lui-même que ceux de l’Europe, pouvait aboutir ; il était le symbole d’une rupture, qui se voulait complète, avec celle menée par le gouvernement de droite élu aux législatives de 2012 et qui jeta le pays dans la misère avec sa politique d’aus- térité et une dette astronomique à rembourser. Puis quelques mois plus tard, le non au référendum sur le remboursement de la dette grecque proposé par l’Europe fut trahi, le premier ministre Tsipras de Syriza s’engageant alors dans une politique d’austé- rité tout aussi grave que celle d’avant. Ces moments historiques sont l’arrière-plan du film ample et beau de Sylvain L’Espérance, Combat au bout de la nuit. En gardant une distance vis-à-vis de l’actualité, le cinéaste réussit à capturer les traces qu’ont laissées ces moments sur les gens et les choses. Par l’intermédiaire de citoyens et de migrants – qui deviennent autant les paradigmes de l’histoire grecque récente que les symptômes douloureux de cette histoire –, il saisit pour ainsi dire l’écho de ces événements, leurs vibrations, leur mémoire secrète.

Il n’y a rien de journalistique ni d’exhaustif dans la traversée de la Grèce que propose Sylvain L’Espérance. Encore moins d’exotique dans ce portrait d’un pays qui n’a plus rien de légendaire (il s’agit de voir ces plans de ciels lourds et venteux pour découvrir qu’il n’a rien de séduisant touristiquement parlant). Par le choix de ses protagonistes et son montage, le cinéaste va au-delà du simple documentaire politique. Divisé en trois parties inégales, le film évoque plutôt une cartographie poétique (que de nombreux textes de poésie amplifient) et méditative (nous éloignant du constat pur et simple) qui nous permet de prendre le pouls d’un territoire ; il dessine un espace où chaque rencontre est le récit d’un combat.

Le montage créera un va-et-vient entre les divers récits, unifiera une narration au premier abord hétéroclite, et à laquelle des plans de coupe inouïs de la ville et de la mer, de la nuit et du jour, donneront une assise matérielle, concrète. Comme preuve, il s’agit de voir ces images de murs de la ville pleins de graffitis et quasiment en ruines, de grilles de magasins et boutiques fermés pour qu’on prenne conscience de l’état de déliquescence économique du pays et que l’on comprenne in fine la lutte de ses habitants pour survivre. Pas besoin de grands discours pour nous rendre solidaires de ces manifestations des femmes de ménage licenciées devant leur lieu de travail. Pas de voix off nécessaire sur les images d’un dispensaire social ou d’une distribution de repas pour qu’on appréhende la misère (qui écrase les gens) et les mouvements d’entraide à leur égard. Pas d’analyses sociopolitiques impératives pour qu’on saisisse la situation tragique des réfugiés et des migrants, leurs frustrations et leurs espoirs. Entre itinérants et chômeurs, entre grévistes et sans-papier, entre bénévoles et réfugiés, la caméra circonscrit sans lourdeur la situation des habitants d’un pays qui doivent lutter pour ne pas sombrer. Chaque plan des personnes observées et chaque plan des paysages scrutés deviennent ainsi un concentré de résistance. Leur durée les transforme en pensée.

Le cinéaste a gardé, comme il l’a confié à Robert Daudelin et à Gérard Grugeau dans l’entretien qu’il leur a accordé1, l’idée du temps de chaque rencontre. La durée se transforme alors en réflexion en marche ; elle est une pratique de l’accompagnement créant une proximité naturelle et sensible avec les gens ; elle devient une manière de filmer qui tient autant de l’éthique que de l’esthétique. Elle nous dit qu’il y a bien un filmeur, là – pas seulement celui qui tient la caméra, mais celui qui compose les plans –, qui fait corps avec son sujet. Comme si le réalisateur se faisait un devoir d’aider en les filmant ces combattants de la nuit – car c’est ainsi que doivent être nommés Grecs, hommes et femmes, Africains, Syriens, Afghans, jeunes et vieux, qui luttent pour un changement de leurs conditions : ils doivent sortir de cette nuit qui risque de les engloutir totalement. Par exemple, ces plans immobiles de beaux visages ne disent rien d’autre du filmeur : m’attardant sur vous, je vous soutiens. Ce sont des tableaux où le regard (sociologique, politique, etc.) qu’ils postulent au départ se veut intime, intérieur, personnel ; il faut prendre le temps de les contempler. La durée vaut ainsi plus que n’importe quelle voix off ou n’importe quel carton comme explication, illustration, investigation. Elle nous donne ainsi généreusement une place dans le film afin que l’on s’imprègne lentement, profondément de l’état de la Grèce de 2014 et de 2015. Mais elle va aussi au-delà : par elle, dans le noir du temps, Sylvain L’Espérance traduit l’appel du soleil pour tous les hommes et pour toutes les femmes.

 

1. 24 images, no 177, mai-juin 2016, p. 9-15


9 mars 2017