Come and See
Elem Klimov
par Charlotte Selb
Alors que la superbe restauration de Janus sort sur les écrans, trente-cinq ans après la sortie originale et plus de trois quarts de siècle après les évènements qu’il dépeint, Come and See reste une œuvre urgente et extrêmement perturbante, probablement le meilleur film de guerre jamais réalisé. Celui-ci ne se décrit que dans ses paradoxes inhérents : irréel et hyperréaliste, terrestre et métaphysique, incroyablement barbare et profondément humaniste. Il est d’autant plus important ici que l’épisode qu’il évoque, l’Opération Barbarossa – l’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie, qui donna lieu au plus grand théâtre d’opérations de l’histoire et causa quelque 30 millions de pertes civiles et militaires –, fut rapidement effacé des mémoires occidentales, et ce dès les débuts de la guerre froide, le bloc de l’Ouest préférant célébrer la victoire américaine que de se souvenir du sacrifice soviétique. Il n’est donc pas étonnant que la « Grande Guerre patriotique » soit abordée par un réalisateur russe, mais le film d’Elem Klimov ne pourrait être toutefois plus éloigné du patriotisme stalinien ; il s’agit plutôt d’un regard tout aussi anti-guerre qu’anti-fasciste. Aucun acte de bravoure, aucune noble victoire, aucun grand sentiment ne saurait offrir de rédemption aux victimes ou aux responsables des atrocités. Évoquant l’anéantissement de plus de 600 villages biélorusses en 1943 par la Wehrmacht et les SS, dans le cadre de l’effort nazi pour annihiler les populations slaves et créer plus de Lebensraum (« espace vital ») pour l’Allemagne, Come and See suit un jeune adolescent, Flyora, qui s’engage volontairement auprès des partisans pour combattre l’envahisseur, et qui assiste impuissant au génocide fasciste. La vision jugée trop naturaliste de Klimov ne correspondait pas à celle du Comité de la cinématographie de l’URSS, qui tenta de censurer la production pendant huit ans. Le cinéaste et son coscénariste Ales Adamovich ne cédèrent pas, et leur représentation sans compromis des horreurs de la guerre demeure inégalée.
Tourné en biélorusse dans les forêts et les marécages locaux, avec des acteurs non professionnels (dont l’inoubliable Aleksey Kravchenko, âgé de 14 ans, dans le rôle de Flyora), le film se base sur les témoignages directs de paysans qui survécurent aux massacres. Mais si l’authenticité et la brutalité du récit sont à l’opposé du sentimentalisme ou de l’aseptisation d’Hollywood, si le travail frénétique de direction photo et de son nous faire vivre une expérience immersive hyperréaliste en plein cœur des bombardements, des tirs et des déplacements de population, la violence n’est toutefois jamais gratuite ou accrocheuse, certains des plans les plus terrifiants n’apparaissant que de manière fugace ou voilée. Leur impact n’en est que plus puissant, ces brèves images – tantôt quasi documentaires, tantôt poétiques ou symboliques – nous hantant longtemps après les avoir vues. Contrairement à bien des films de guerre, la virtuosité de la caméra n’est jamais ici un exercice en soi, mais elle nous plonge plutôt au centre d’une expérience humaine confuse et insaisissable, qui bouleverse les sens et compose une géographie surréaliste. Seul cet univers cauchemardesque de boue et de sang, de brouillard et de feu, qui rappelle l’imaginaire des cercles de l’Enfer, peut traduire le vécu irracontable des protagonistes (le titre est d’ailleurs inspiré d’un verset de l’Apocalypse). Nous mettant constamment à distance d’une mise en scène pourtant épique, les nombreux regards face caméra des acteurs nous prennent à témoin de la cruauté du conflit, tout en nous ramenant à leur humanité. Les gros plans sur le visage toujours plus meurtri, brûlé et épouvanté de Flyora nous confrontent au traumatisme, individuel et universel, de toutes les victimes de guerre.
Si Klimov axe son récit autour du parcours d’un adolescent, c’est qu’il est hanté par le sort réservé aux plus faibles et en particulier aux enfants dans les guerres, une thématique qui revient tout au long du film. Quand Flyora, après avoir survécu aux massacres, tire furieusement sur le portrait du Führer dans la séquence finale, un montage rapide d’images documentaires apparaît alors, de nombreuses archives des camps d’extermination se mêlant à celles des foules nazies, pour finalement s’arrêter sur la photo d’Hitler enfant sur les genoux de sa mère, leurs regards tournés vers l’objectif. Le parallèle frappant avec le visage du jeune acteur choque et déstabilise, et au même moment Flyora cesse de tirer : « Parce qu’un enfant est si précieux qu’il ne faut pas le tuer », disait Klimov, « même s’il s’agit d’Hitler ».
14 mars 2020