COMME LE FEU
Philippe Lesage
par Bruno Dequen
Sur la banquette arrière d’une voiture, la main d’un jeune homme tente maladroitement d’effleurer celle d’une jeune femme perdue dans ses pensées. Avant même que nous puissions voir la nervosité silencieuse qui menace à tout instant de défigurer le visage de Jeff (Noah Parker) et l’impassibilité tranquille qui irradie celui d’Aliocha (Aurélia Arandi-Longpré), une tension perceptible habite déjà tous les plans de Comme le feu. Jouant d’entrée de jeu sur les codes du cinéma de genre, Philippe Lesage intensifie le malaise à l’aide de longs mouvements de caméra souples et sinueux, suivant à distance le véhicule à mesure qu’il semble se diriger toujours plus profondément au cœur de la forêt boréale. On s’attend presque à voir l’hôtel Overlook de The Shining au loin, et toute ressemblance avec l’ouverture du film mémorable de Kubrick sur l’une des figures masculines les plus malsaines et terrifiantes du grand écran n’est certainement pas le fruit du hasard.
Dans la lignée des Démons (2015) et de Genèse (2018), Lesage poursuit son exploration des récits d’apprentissage angoissés à l’atmosphère trouble. Observant avec acuité la dynamique malsaine d’un trio masculin à la fragilité (auto)destructrice, le cinéaste nous plonge dans un huis clos forestier anxiogène. Au-delà d’une maestria manifeste de la mise en scène, c’est la lucidité avec laquelle le cinéaste observe et dénonce la nature ordinaire de comportements nuisibles à travers de multiples changements de perspective qui fait de Comme le feu son film le plus abouti à ce jour.
Comme le feu s’articule autour de deux trames narratives qui se superposent. La première concerne les retrouvailles désastreuses dans un chalet reculé entre Albert (Paul Ahmarani), un scénariste pompeux et anxieux, et son ancien collègue et ami Blake (Arieh Worthalter), un cinéaste primé à la masculinité d’homme des bois faussement placide et subtilement oppressante. L’implosion de leur relation depuis longtemps dévorée par leurs rancœurs respectives se déploie lors de scènes de repas d’une tension insoutenable. Majoritairement tournées en plan fixe et portées par des dialogues passifs-agressifs remarquablement écrits et interprétés par les deux acteurs, ces scènes sont les plus spectaculaires et mémorables du film. Incapables de ne pas s’attaquer l’un l’autre, Albert et Blake multiplient les remarques sournoises, étouffant l’air autour d’eux.
Au-delà de cette lutte fratricide si ordinaire entre deux monstres d’égocentrisme, la mise en scène en plans larges de Lesage permet d’observer habilement son impact sur les autres convives, qui n’ont d’autre choix que d’assister silencieusement, dans une gêne palpable, au calamiteux règlement de comptes. Parmi ces convives, on retrouve Aliocha et Max (Antoine Marchand-Gagnon), les enfants d’Albert, Millie (Sophie Desmarais), la monteuse de Blake, deux amis de Blake, et un couple qui rejoint ce petit groupe un jour plus tard (interprétés par Laurent Lucas et Irène Jacob, dont les rôles dépassent à peine la figuration de luxe, malheureusement). Mais surtout, il y a Jeff, le timide aspirant cinéaste, admirateur de Blake, et amoureux transi d’Aliocha, qui est totalement indifférente à ses tentatives maladroites de rapprochement.
Si Albert et Blake bénéficient des dialogues les plus percutants du film, c’est en effet Jeff qui s’impose comme le personnage principal de Comme le feu. C’est la frustration grandissante du jeune homme face au comportement décevant de son idole et, surtout, face à l’absence de réciprocité sentimentale d’Aliocha, qui est à l’origine de la plupart des développements dramatiques du récit. Le manque d’assurance et la fragilité à fleur de peau de Jeff sont peut-être aux antipodes de la figure de mâle alpha dégagée par Blake, mais le jeune homme n’en partage pas moins son trait de caractère le plus problématique : un égocentrisme blessé dévorant tout sur son passage. Aidé par l’impressionnante direction photo de Balthazar Lab, Lesage filme les aléas de l’état mental de Jeff comme autant de traversées dans des univers filmiques différents. Ainsi, une fuite nocturne dans le bois prend des allures de film fantastique survivaliste, une scène d’espionnage d’Aliocha semble tout droit sortie d’un thriller érotique, une balade en canot évoque très ouvertement Deliverance. Au-delà du fait que la nature québécoise a rarement été si bien mise à profit, de telles références pourraient sembler simplement ironiques, étant donné que rien de si grave ne finit par arriver dans Comme le feu. Or, il n’en est rien. À la distanciation ludique, Lesage privilégie plutôt un regard critique et jamais condescendant sur l’imaginaire problématique d’un jeune homme qui ressent le monde selon des conventions et des perspectives strictement masculines.
Considérant la prédominance que le film accorde au trio masculin composé de Blake, Albert et Jeff, il peut sembler de prime abord étonnant, voire contradictoire, que Comme le feu se termine sur une référence au célèbre poème de résistance intérieure contre l’oppression patriarcale They shut me up in Prose d’Emily Dickinson. Il est vrai que, mis à part Aliocha à certains moments, les personnages féminins demeurent en retrait du récit, n’ayant d’autre choix que d’assister ou de réagir aux actions du trio. Or, si l’on peut effectivement regretter que Lesage ne leur accorde pas la même attention d’écriture, ce dernier prend tout de même soin d’esquisser au moins deux personnages aux personnalités affirmées. Passionnée de littérature, Aliocha est une jeune femme qui a décidé de suivre sa propre voie et ne se laisse dominer par personne, tandis que la mutique Millie laisse aisément savoir par son regard qu’elle comprend Blake mieux qu’il ne se comprend lui-même. De ce point de vue, il n’est pas surprenant qu’Aliocha et Millie soient à l’origine de la scène la plus jubilatoire du film, une danse soudaine et survoltée sur Rock Lobster des B-52’s qui va permettre au groupe tout entier, pendant un court instant, de se décharger du poids toxique imposé par Blake et Albert. Bien entendu, le répit est de courte durée et Lesage est trop lucide pour croire aux épiphanies fictives. Il suggère néanmoins la possibilité qu’un autre monde a toujours existé, bien qu’il soit trop souvent masqué par la malveillance systémique de figures de pouvoir fragiles. Aliocha, Millie et tant d’autres vivent dans ce monde. Finalement, c’étaient peut-être elles qui nous guidaient tout au long de Comme le feu, et on ne peut qu’espérer que Jeff, et le cinéma de Philippe Lesage, plongent davantage dans leur regard à l’avenir.
5 Décembre 2024