Complices
Frédéric Mermoud
par Helen Faradji
Lyon, un matin gris et lourd. Le ciel est bas. L’eau du Rhône est presque noire, presque matérielle. Dedans, flotte un cadavre. Cette scène-là, on l’a déjà vue cent fois, mille fois. Dans des téléfilms de fin de soirée. Des séries policières de milieu d’après-midi. Des séries B sans grâce. Et on a peur d’embarquer dans un grand tunnel sans fin de scènes laides et viles. Mais Frédéric Mermoud, pourtant ici à son premier essai, réussit l’impossible : ne pas se laisser emprisonner par sa scène d’exposition pour laisser son Complices dériver vers les rives d’un polar sensuel et malin.
Car, comme dans tout bon noir, la mort n’est qu’un prétexte, l’enquête qu’un McGuffin. Et c’est bien vite que Complices recadre son intrigue autour de deux duos, aussi improbables qu’attachants : celui formé par les deux enquêteurs, Hervé et Karine, plombé par des années de non-dits, de solitudes et de failles et celui du jeune homme assassiné et de Rebecca, porté par une insouciance, une urgence à profiter l’un de l’autre, à s’aimer plus fort, plus vite, plus dur.
Passant de l’un à l’autre avec souplesse, laissant exploser le carcan rigide dans lequel trop de cinéastes s’inscrivent quand vient le temps d’utiliser le flash-backs, pimentant ceux-là d’ellipses vivantes, de cadrages à l’épaule fébriles, de lumières chaudes (là où le « présent » de l’enquête patauge dans un gris froid et dur), Complices fait alors du contrepoint son arme principale, son atout le plus intriguant. Les uns s’aiment, les autres ne se le diront jamais. Les uns jouissent, les autres portent le poids de leurs erreurs. Les uns se cognent au terrible destin, les autres ont laissé passer leurs vies. Désir, solitude, amour, les jeux de miroirs n’en finissent plus.
Efficace, équilibrée, fluide, la captivante opposition n’empêche certes pas les maladresses. Une sorte de malaise à se coltiner au réel, à le regarder droit dans les yeux, par exemple, à s’immiscer dans le sociologique quand le regard demandait à ouvrir les perspectives (on se plaît à imaginer un Xavier Beauvois ou des Dardenne aux commandes). Une lourdeur dans certains dialogues téléphonés, aussi. Mais sa justesse, la distance toujours exacte quand vient le temps de filmer les corps, l’intime, les âmes qui se cognent les unes aux autres rattrape sans cesse le coup. Avec un lyrisme romanesque, un regard chargé de désir rappelant parfois celui de Téchiné dans Les Roseaux Sauvages, une énergie un peu voyou, Mermoud évite le noir et blanc pour dessiner en demi-tons, sans jamais forcer la note, la partition de cette symphonie vénéneuse et élégante. Une chronique douce-amère, sensuelle et expressive qui prend également vie à l’écran grâce à un quatuor d’acteurs éclaboussant chaque scène de leur présence fascinante : Gilbert Melki et Emmanuelle Devos, d’abord, toujours aussi vrais, toujours aussi solides, mais aussi, et peut-être surtout, Cyril Descours et Nina Meurisse. Lui, tout en magnétisme animal, long corps musclé et regard d’enfant timide, elle tout en douceur libérée, rondeurs enfantines et yeux confiants. Lui et elle comme deux enfants grandis trop vite et que la vie, dans sa terrible banalité, privera de destin.
3 juin 2010