Critiques

Congorama

Philippe Falardeau

par Pierre Barrette

Philippe Falardeau, que l’on a connu par son passage remarqué à la Course destination monde puis par un premier long métrage très honnête et justement encensé (La moitié gauche du frigo), prouve avec Congorama qu’il est bien le cinéaste authentique, sensible et intelligent que son travail permettait jusqu’ici d’espérer. Le Congo n’a en réalité qu’un lien assez ténu avec l’histoire qui est racontée dans ce film, mais le titre, lui, dévoile bien une attitude propre au jeune cinéaste, une manière si l’on peut dire qui est en train de devenir sa carte de visite. Elle se caractérise par une apparente légèreté, un humour dosé mais constant, une distance ludique avec son objet qui nous le fait découvrir par allusion plutôt que frontalement, une attitude nourrie au fond par la fascination pour les jeux sur la forme sans pour autant que cela ne devienne une pose, aussi sophistiqués soient les artifices mis en œuvre pour composer le tableau d’ensemble. La moitié gauche du frigo révélait un esprit frondeur et la touche d’un franc-tireur que le registre du faux documentaire permettait d’affûter politiquement ; Congorama relève plutôt du trajet intérieur et d’un questionnement identitaire personnel concernant la filiation et l’appartenance, mais son double ancrage (le film se passe au Québec et en Belgique) autorise toutefois une lecture à différents paliers, de laquelle ne sont pas exclues quelques considérations politiques très finement amenées.

Le scénario de Congorama, ficelé comme un thriller qui donne beaucoup d’importance à la question des points de vue et à la gestion du savoir (qui sait quoi?), est plein de surprises et de hasards incongrus, de coïncidences étonnantes et de retournements abrupts de situation  ; ce sont là autant de clins d’œil au spectateur, de qui tout le film s’amuse à prévoir les attentes pour mieux les déjouer. Cet aspect du film rappelle l’écrivain Paul Auster, dont la trame des romans se construit souvent sur des coïncidences extraordinaires, ou encore invite à le rapprocher d’œoeuvres comme Short Cuts (Robert Altman, 1993) ou Magnolia (Paul T. Anderson, 1999), dans lesquelles la trajectoire de différents personnages, présentés sans liens au départ, finissait par révéler une destinée commune aux résonances presque mystiques. Il s’agit en réalité d’un artifice de construction, efficace dans une certaine mesure, mais qui fait courir au film le danger d’avoir valeur de gimmick alors qu’autre chose de bien plus important s’y passe en réalité. D’abord, la relation existant entre les deux personnages centraux du Québécois et du Belge (incarnés à l’écran par Paul Ahmarani et Olivier Gourmet) permet de voir à l’œuvre un des beaux duos d’acteurs du cinéma québécois ; il fallait des comédiens solides, à la fois charismatiques et extrêmement crédibles pour porter ces quêtes croisées un peu folles, rendre acceptables les aléas improbables d’un destin manifestement travaillé par l’imagination amusée du scénariste. On ne connaissait pas les ressources comiques de l’acteur fétiche des frères Dardenne, qui prouve ici l’étendue de son registre.

Mais peut-être la grande force du film est-elle de tenir, sans jamais en donner l’impression, un discours grave et original sur le monde dans lequel nous vivons, de jeter un regard lucide sur ce qu’il paraît désormais convenu d’appeler la « mondialisation ». Car à l’heure de la mobilité internationale et de la globalisation des enjeux de tous ordres, la figure de l’ingénieur – amplement exploitée dans Congorama, et déclinée de telle sorte qu’elle travaille aussi à la manière d’une mise en abîme du statut du créateur – tend à devenir en effet cette espèce de pivot autour duquel viennent jouer ensemble la science et les arts, la technologie et l’invention pure, les forces économiques, sociales aussi bien qu’environnementales. Le film exploite très habilement cette intuition en plaçant au centre de son intrigue les défis liés à la voiture électrique, ce qui permet à Falardeau de faire entrer en résonance des univers apparemment peu compatibles dont le déploiement, à mesure qu’avance le récit, enrichit sa trame d’une multitude de questionnements concernant notre époque. On comprend facilement combien, pour une fois, les entourloupettes souvent un peu encombrantes de la coproduction sont amplement justifiées par un tel scénario : dans la mesure où la structure de production qui rend possible l’existence du film représente le prolongement et l’incarnation naturels des idées qu’il porte d’une façon aussi convaincante, on ne peut que reconnaître tout l’à-propos d’une telle démarche.


19 avril 2007