Critiques

Cosmopolis

David Cronenberg

par Apolline Caron-Ottavi

Après s’être brillamment saisi de la parole psychanalytique (A Dangerous Method), David Cronenberg s’attaque cette fois à la parole du capitalisme. Il adapte le roman de Don DeLillo, longue succession de dialogues à la fois théoriques et triviaux dans la limousine d’un jeune magnat qui a le caprice de traverser New York – le même jour que le président des États-Unis! – pour aller se faire couper les cheveux. Le livre semblait quasiment impossible à porter à l’écran : le défi est pourtant relevé avec brio par Cronenberg, qui transforme le matériau initial, visionnaire, en un film parfaitement d’actualité. Adepte des univers mentaux perturbés (on pense à Naked Lunch, également réputé inadaptable), le cinéaste trouve dans celui-ci (perturbé s’il en est, de la finance) matière à un grand film politique, déconcertant.

C’est son apparente impénétrabilité qui fait de Cosmopolis un beau et stimulant objet de cinéma politique : Cronenberg nous plonge durant la première demi-heure dans une obscurité et une incompréhension à l’image du monde contemporain. Des cadres claustrophobes à l’intérieur d’une limousine en forme de tombeau tout équipé, des dialogues trop articulés pour être spontanés, une ville qui semble presque un décor de carton-pâte derrière les vitres de la voiture. Parce qu’elle n’est qu’un joli terrain de jeu pour Eric Packer, jeune golden boy milliardaire préoccupé par son pari contre le yuan. Il voit défiler dans sa limousine ses associés et courtisans, tous professionnels de l’argent, tous un peu « putes » (dont l’image la plus claire est l’apparition de Juliette Binoche en marchande de tableaux). Un défilé de visages inquiétants qui donnent l’impression d’un univers de fous furieux, tirés à quatre épingles. On assiste à une série de dialogues faussement complexes, tirades jargonneuses sur la spéculation, l’obsession sécuritaire, la richesse, la théorie du capitalisme… Une mélasse presque impossible à écouter (Cronenberg joue avec notre patience), et qui pourtant, si on en prend la peine, détaille très clairement la ligne de conduite d’un capitalisme planétaire, ses différentes facettes, ses arguments tout faits (« le peuple a peur du futur »), et ses moyens d’action (dicter le temps par l’argent, quitte à sacrifier ceux qui ne peuvent pas suivre le rythme).

Comment trouver une nouvelle forme de cinéma pour parler du capitalisme, ce « spectre qui hante le monde » (l’expression est tirée de la première phrase du Manifeste du parti communiste —1848 — de Marx et Engels), à la fois omniprésent et indéfinissable ? Comment filmer la dématérialisation de l’argent, ses flux invisibles, et ses fluctuations montées sur du vent ? Cronenberg répond à cela en donnant une forme cinématographique à cette abstraction, et surtout en l’incarnant dans un corps cinématographique. Un corps mutant, un de plus dans son cinéma : c’est l’idée géniale d’avoir transformé le vampire de Twilight en vampire cynique de la finance. Cronenberg fait de Robert Pattinson un prototype de jeune requin doté d’un égocentrisme proche de l’autisme, écho évident à certains magnats de notre époque. Il s’amuse surtout à détruire graduellement ce corps parfait. Packer est un corps déjà pourri : obsédé par le sexe (comme son lointain cousin de Shame), obsédé par le bon fonctionnement de sa mécanique corporelle autant que par celui des cours de l’argent, comme en témoigne son check-up quotidien. À cette occasion, l’examen rectal qui le fait jouir va aussi marquer le début de son détraquement, avec la découverte que sa prostate est irrégulière. Son monde s’écroule dès lors, en même temps que sa fortune : l’économie qui se fait passer pour une science exacte ne supporte pas l’inattendu. L’irrégularité d’un organe, ou celle du cours de la monnaie. Au fur et à mesure de sa faillite, Packer va perdre son intégrité physique, tomber dans la déchéance corporelle : il perd ses vêtements un à un, se fait entarter par un anarchiste, gâche la coupe de cheveux qu’il désirait tant, se mutile, pleure…  Le film sort de la limousine et se met à explorer un monde en ruines, qui semble prêt à s’écrouler à tout moment : le revers, ou même le reflet, de l’intérieur calfeutré de la limousine et de ses écrans tactiles bleutés.

Et pourtant, l’autodestruction de Packer n’est pas un soulagement, il y a là quelque chose de truqué. « Vous êtes déjà mort il y a cent ans » s’entend dire Packer à la fin du film. Et en effet, à l’image des vrais vampires, ceux de la finance ressuscitent toujours : telle l’hydre de Lerne, quand le capitalisme perd une de ses têtes, une autre prend la relève. « La destruction est créative » entend-on de la bouche de Packer. Le capitalisme avance en détruisant, y compris ses propres ambassadeurs. Lui-même ne compte au fond pas beaucoup plus que les émeutiers des rues de New York, des rats dans une cage, peut-être déjà devenus sans le savoir l’unité d’échange. Les émeutes du peuple sont réduites à l’état d’images bruyantes, qui défilent derrière les carreaux de la limousine : leur impact se résume à une carrosserie cabossée et taguée, une éraflure, à peine, sur la carcasse du capitalisme, témoignant de l’indifférence complète de la finance envers la politique. Et c’est la politique que Cronenberg oppose à la finance avec cette fable tordue, ironique, et flamboyante.

La bande-annonce de Cosmopolis.


31 mai 2012