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Critiques

Courts métrages (1967-1974)

David Lynch

par Apolline Caron-Ottavi

L’approche de David Lynch dans ses premiers films est très expérimentale et intimement liée à son travail de plasticien. Le cinéma se greffe alors tout naturellement à la peinture et au dessin, dans la continuité de ses études en art. Tout d’abord avec Six Men Getting Sick (1967), très court film d’animation pictural qu’il réalise alors qu’il est encore à la Pennsylvania Academy of Art. Cet essai proche de l’installation, qui rappelle aussi bien un certain expressionnisme que la peinture de Francis Bacon, est mis en mouvement par un segment de 45 secondes passé en boucle. Lynch réalise ensuite The Alphabet (1968), où l’apprentissage de l’alphabet prend une dimension cauchemardesque pour une enfant qui ne parvient pas à dormir dans sa chambre obscure. En alternance avec des prises de vues réelles (la petite fille n’est autre que Peggy Lynch, la fille du cinéaste), la peinture en mouvement illustre ici, en protubérances de plus enplus difformes, les sons et les rythmes de la récitation non sans évoquer, dans une dimension beaucoup plus viscérale, les symphonies visuelles des artistes d’avant-garde Hans Richter et Viking Eggeling.

Le film suivant de Lynch poursuit cette réflexion sur la dimension traumatique de l’enfance, tout en faisant naître un style cinématographique qui lui est propre, moins marqué par les influences picturales. The Alphabet lui a ouvert des portes et le financement de l’American Film Institute lui permet alors de réaliser un film plus ambitieux et plus long (35 minutes). Il s’agit de The Grandmother (1970), petit chef-d’œuvre à part entière que l’on peut considérer comme le film qui voit réellement l’avènement de David Lynch comme cinéaste. Les impressions et sensations d’une enfance malheureuse y sont transposées avec une profonde violence. Un petit garçon, malmené par ses parents qui semblent haïr sa présence, se réfugie dans ses rêves : à l’endroit où il fait pipi au lit (source d’humiliation et de coups), il plante une graine qui devient une plante, formant bientôt un cocon géant d’où va naître une grand-mère réconfortante, seul jardin secret de l’enfant. On sent déjà pointer l’univers de Eraserhead. Tout d’abord par les séquences d’animation : en dessin, l’imaginaire inquiet de l’enfant, puis en volume (des sculptures filmées image par image), la plante monstrueuse qui devient la porte d’un monde parallèle à la fois trouble et prometteur de douceur (la grand-mère est une parenthèse enchantée, à l’instar de la dame du radiateur dans le premier long métrage du cinéaste). Ensuite par la vision angoissée d’un quotidien familial rongé par l’agressivité et le dégoût. Sans dialogues, The Grandmother est habité par le son, et notamment par des cris onomatopéiques remplaçantles mots. David Lynch semble désormais en pleine possession de ses moyens pour transposer ses obsessions.

Il réalisera encore un court métrage, The Amputee (1974) : dans une chambre d’hôpital, une femme amputée des deux jambes (interprétée par Catherine E. Coulson, qui sera la femme à la bûche dans Twin Peaks), lit dans sa tête une lettre qu’elle est en train d’écrire, et dans laquelle elle parle de choses anodines, comme si sa situation n’était pas un enjeu central de son quotidien. Le film ne ressemble pas aux précédents courts métrages et semble plus proche de l’art vidéo. Et pour cause : alors que Lynch est déjà en train de travailler sur Eraserhead (mais qu’il ne peut avancer faute de fonds), le chef opérateur Frederick Elmes a besoin de tester du matériel vidéo pour l’American Film Institute afin de savoir quel type employer au tournage. Lynch se prête alors à ce petit exercice au passage. En réalité, la machine est déjà lancée : même s’il faudra encore quatre ans pour qu’Eraserhead voit le jour, Lynch est déjà tourné vers le long métrage, et vers l’imposante carrière de cinéaste qu’on lui connaît.

Ce texte a été publié à l’origine dans le numéro 184 de 24 images.


27 février 2025