Crash
David Cronenberg
par Charlotte Selb
Plus rares sont les fans de J.G. Ballard qui l’apprécient pour ses romans (semi-) autobiographiques plutôt que pour ses ouvrages de science-fiction, et pourtant ces récits intimes détiennent la clé du grand humanisme de l’auteur. Empire of the Sun et sa suite The Kindness of Women, librement inspirés de la vie de l’écrivain britannique, ainsi que son autobiographie Miracles of Life, font se côtoyer l’expérience vécue de la guerre, de la violence, de la perversion et de la mort avec l’éblouissement de la vie, de la bonté et de la connexion humaines. Dénués du contexte de la science-fiction ou de la fiction spéculative, ils jettent sur l’histoire personnelle et collective un regard humble, digne et serein. À l’opposé, son court roman Crash, paru en 1973, qui ne s’inscrit peut-être pas vraiment dans le registre de la science-fiction, ne laisse en revanche aucune porte de sortie « bienveillante » au lecteur : qualifié par Ballard lui-même d’« hymne psychopathique », il décrit cliniquement la recherche de jouissance sexuelle d’un groupe d’hommes et de femmes à travers des accidents de voiture. Volontairement répulsif, le livre est d’autant plus perturbant qu’il est écrit à la première personne par un dénommé James Ballard. Un détail loin d’être anodin, puisque l’auteur considérait l’acte de se mettre dans la tête de ses personnages, aussi difficile et pénible soit-il, comme son devoir d’écrivain – autrement dit, il n’adoptait jamais de position critique ou moralisatrice vis-à-vis de l’univers mental imaginé.
Cette absence de cadre moral et de distance par rapport aux agissements des personnages définit également l’adaptation cinématographique de David Cronenberg sortie en 1996, et explique sans doute pourquoi le film dérangea tant lors de sa première à Cannes, et par la suite à sa sortie (en particulier aux États-Unis et en Grande-Bretagne). Si le livre pouvait être qualifié de pornographique, il n’en est rien du film, une adaptation « élégante »[1] selon le terme même de Ballard. On reprocha pourtant abondamment à l’œuvre de Cronenberg son caractère pornographique, ce qui peut sembler assez étonnant aujourd’hui : loin d’être particulièrement explicites, les scènes de sexe, appuyées par la formidable musique entêtante de Howard Shore, s’enchaînent d’un bout à l’autre du film dans un style soigné qui évoque moins le sperme et le sang que le design épuré des appartements de luxe et le chrome luisant des véhicules fétiches (25 ans plus tard, on remarque davantage que le cinéaste est moins à l’aise avec la représentation de la sexualité gay, par exemple). Mais la juxtaposition sans compromis du sexe et de la mort, la mise en scène obsédante de cette irrésistible fuite en avant, avaient et ont encore de quoi bouleverser le public.
Transposée de Londres à Toronto, l’action trouve dans cet empire canadien de tours à condos et d’embouteillages interminables un cadre contemporain d’un réalisme glaçant, fidèle à la vision d’origine et peut-être encore plus terrifiant. « Le film est en réalité meilleur que le livre, avait affirmé Ballard à un parterre de journalistes cannois scandalisés. Il va plus loin que le livre, et est beaucoup plus puissant et dynamique. Il est extraordinaire »[2]. Mais la vision de Cronenberg ne rejoint pas seulement celle de Ballard dans ses obsessions de prédilection, telles que les collisions entre la chair et la technologie, le sexe et la culture de consommation : par son absence de jugement et son portrait complexe de la perversion sexuelle, le réalisateur adopte aussi une forme de regard humaniste sur ses personnages qui, s’il n’était pas peut-être évident de le percevoir dans le livre, caractérise la posture de Ballard comme écrivain. Aussi dérangeant le comportement de ses personnages soit-il, le film n’aurait pas la même force s’il concédait au spectateur une position de juge ou délivrait un message moral. La radicalité de l’objet créé par Cronenberg – et sans doute sa subversion – tient dans le fait qu’il est tout à la fois intensément érotique et profondément désespéré, qu’il dépeint un univers difficile à saisir, source de fantasmes et d’horreur. Il trace un point d’intersection entre sexe et autodestruction d’autant plus impossible à comprendre et à situer qu’il se déplace et se redéfinit constamment. Hymne à la mort et cri ultime de vie, Crash est un grand film car il pose des questions sur l’existence humaine qui encore aujourd’hui ne peuvent trouver de réponses.
[1] J.G. Ballard, Miracles of Life, 2008.
[2] David Cronenberg, « The movie did explode, and took a lot of people’s heads off as it did so », 4th Estate, 15 novembre 2015. Traduction libre.
18 août 2020