Crimson Peak
Guillermo Del Toro
par Alexandre Fontaine Rousseau
Crimson Peak est hanté par une image sublime : celle de cette neige gorgée d’argile rouge, comme maculée de sang, dont le spectacle troublant suggère au film son titre. C’est la mémoire du lieu qui remonte à la surface de la terre, à l’instar des fantômes qui sont, selon notre héroïne, « une métaphore du passé ». Crimson Peak pose dans un premier temps cette question : comment peut-on photographier les fantômes? « It is my belief that houses, places be it by chemical compounds in the earth or the minerals in the stone can retain impressions of a person that is no longer living », affirme d’emblée l’un des personnages du film. La description s’apparente à celle du procédé photographique lui-même : la photographie est un fantôme et, inversement, le fantôme n’est qu’une photographie. Le cinéma, en ce sens, est une gigantesque maison hantée; et la maison hantée est logiquement le lieu cinématographique naturel par excellence.
Crimson Peak témoigne d’un amour profond pour le cinéma de genre, mais aussi pour l’histoire du cinéma – comme en témoignent ces superbes fermetures à l’iris qui guident le regard du spectateur, l’attirant vers la lumière qui s’éteint tandis que la noirceur réclame l’écran. Observant des papillons mourant au sol faute de soleil, Lady Lucille (Jessica Chastain) rappelle que la cruauté de la nature est dans l’ordre des choses. Sa beauté froide est celle d’un ange de la mort; la lumière se perd en elle, sereinement étouffée par sa silhouette mortuaire. Bientôt, Guillermo Del Toro la filme à contre-jour aux côtés de son frère Sir Thomas (Tom Hiddleston) tandis qu’il conspirent tous les deux secrètement avec l’intention de consumer la lumière émanant de la fragile Edith (Mia Wasikowska). Tout Crimson Peak s’articule autour de cette tension entre la lumière et son absence; et Edith quitte l’Amérique pour l’Angleterre au bras de Sir Thomas, sans se douter que la sombre demeure de ce dernier recèle son lot d’horribles secrets.
Cette métaphore optique traverse le film d’un bout à l’autre : Sir Thomas, par exemple, séduit Edith en exécutant avec elle une valse sans éteindre la flamme vacillante d’une chandelle qu’ils tiennent à bout de bras. La présence des spectres, quant à elle, est évoquée par une utilisation aussi somptueuse qu’ingénieuse du vert et du rouge – deux couleurs qui, comme le rappelle le personnage d’ophtalmologiste incarné par Charlie Hunnam, sont invisibles aux yeux des daltoniens. L’emploi inventif de ces couleurs « fantômes » par Del Toro rappelle au passage l’utilisation qu’en faisait Dario Argento dans Suspiria ou Inferno – autre référence qui hante en quelque sorte ce film où se posent les unes sur les autres, à la manière de couches sédimentaires, diverses oeuvres convoquées à la manière de souvenirs situés à la lisière du visible.
Le fantôme, dans Crimson Peak, est un phénomène optique – une réalité à laquelle l’oeil peut être ou non sensible. Pour Del Toro, il est à la fois cette présence qui habite un lieu après sa disparition et cette inspiration qui guide sa mise en scène. Dans le récit fantastique comme au cinéma, tout est affaire de perception : le regard se précise, il s’affine pour révéler les détails qui, de prime abord, lui avaient échappés. D’où ce recours systématique à des glissements de la profondeur de champ, déplacement optique à même le plan qui sert à révéler les apparitions spectrales tout en avertissant le regard qu’il pénètre dans leur monde. D’où, aussi, cette volonté d’explorer le lieu qui anime la caméra de Guillermo Del Toro – manifestation à l’écran d’un authentique désir de voir, doublé d’un puissant désir de croire.
Splendide conte gothique, Crimson Peak entretient à l’égard du surnaturel une sympathie attentionnée qui le situe aux antipodes du cinéma d’horreur conventionnel. Le fantôme, ici, n’est pas une menace qui plane sur les vivants. Il possède la fonction de guide; et c’est le monde des vivants qui, au final, s’avère réellement inquiétant. Le fantôme, « métaphore du passé », est au contraire un messager. Il inspire d’ailleurs à l’écrivaine en herbe Edith ce roman inventé que porte à l’écran Del Toro – ce récit qui est en soi une réminiscence, à l’image du film en entier que le cinéaste raconte comme s’il s’agissait déjà d’un souvenir. Film sur la mémoire, sur le rapport qui existe entre celle-ci et le cinéma, Crimson Peak trouve dans le fantôme la parfaite métaphore de sa propre démarche – soigneusement articulée, richement mise en scène et d’une surprenante sincérité qui, plus que jamais, semble vouloir caractériser l’œuvre de son auteur.
Crimson Peak est disponible sur DVD/Blu-ray et Vidéo sur demande depuis le 16 février 2016.
18 février 2016