AVEC AMOUR ET ACHARNEMENT
Claire Denis
par Céline Gobert
Chez Claire Denis, le désir est indissociable de l’idée de transgression. S’il n’invitait pas d’abord ses personnages à refuser les carcans imposés et à s’extraire des limites définies tant par eux-mêmes que par la société, il ne serait pas aussi plein d’une telle toute-puissance, ardente, destructrice. Pour « comprendre » les raisons des personnages – si tant est qu’il faille les comprendre, ou même que Denis cherche à nous les faire comprendre, elle qui veut surtout nous faire ressentir les choses –, il faut d’abord les voir pour ce qu’ils sont en premier lieu : des rebelles.
Dans Vendredi soir (2002), Marie (Valérie Lemercier), qui s’apprête dès le lendemain à emménager avec son homme, s’entiche de Jean (Vincent Lindon) parce qu’elle se sent prisonnière. L’idée d’échapper à ce qui est attendu d’elle provoque son désir. Sans cela, il n’est pas certain que Jean aurait suscité en elle tant d’intenses passions. Dans Trouble Every Day (2001), l’autre grand film passionnel de Denis, désirer conduit à succomber à l’interdit suprême : le cannibalisme. Avec amour et acharnement, qui marque sa deuxième collaboration avec l’écrivaine Christine Angot (après Un beau soleil intérieur, 2017), ce n’est pas parce que Sara (Juliette Binoche) est malheureuse avec Jean (Vincent Lindon) qu’elle s’abandonne au désir de le tromper avec François (Grégoire Colin). Au contraire, elle est très heureuse en couple, mais le fantasme de la transgression (François, en plus d’être son ex-amant, est le meilleur ami de Jean) est trop fort pour qu’elle n’y cède pas.
Vincent Lindon joue donc un autre Jean, 20 ans après Vendredi soir. Il y occupe la même fonction. Denis lui demande d’incarner une certaine conception de la masculinité, avant de la déconstruire, bien consciente du pouvoir révélateur de son regard féminin. Comme dans Beau Travail (1999), un chef d’œuvre en la matière, de vifs tourments existentiels percent peu à peu cette armure (une façade). Le désir de Sara pour François vient révéler le pire de Jean, ou du moins l’exact envers de la solidité qu’il met de l’avant : sa jalousie folle, son insécurité, son incapacité à exprimer ses émotions. C’est d’ailleurs seulement quand il accepte les désirs de Sara qu’il est capable de s’extraire de ses angoisses. Plus elle gagne en liberté, plus le désir, lié au seul plaisir de transgresser l’interdit, perd en puissance.
Bien qu’ils soient filmés en vase clos, selon une approche viscérale chère à la cinéaste, et comme pour mieux être étudiés, Jean et Sara ne sont jamais dissociés de leur milieu. Cette dimension sociale crée ici un effet de double cloisonnement : un repli sur soi ainsi qu’au sein des espaces – l’appartement, prison de verre à la fois suffocante et protectrice, et l’urbanité étouffante d’un Paris plongé en pleine pandémie. Les séquences filmées sur le vif dans un métro rempli de gens masqués rappellent celles de Vendredi soir, où le couple d’un soir était prisonnier d’un mouvement de grogne social. Chez Denis, les désirs surgissent au cœur du politique, à moins qu’ils le soient eux aussi, d’une certaine façon, tout chargés qu’ils sont de revendications de liberté. Par ailleurs, le rapport complexe qu’elle met en place entre l’espace intime (ces corps désirants) et l’espace social (ces corps citoyens) lui sert également de révélateur. Pour Denis, il s’agit moins d’exposer la cruauté de Jean ou de Sara à titre individuel – elle, parce qu’elle lui ment, lui, parce qu’il se ferme à elle – que d’observer celle, plus vicieuse et discrète, qui se joue dans leur couple par le biais de certains rapports de force et de domination (émotionnels, psychologiques, sexuels) et qu’il est possible d’interpréter comme des miroirs, ou tout du moins comme des renvois aux dynamiques de classes qui s’opèrent au sein de la société française.
Ainsi, le récit s’attarde sur la famille de Jean – aux origines que l’on devine plus modestes que celles de Sara – et sur ses relations compliquées avec sa mère (Bulle Ogier) et son fils métis dont il a perdu la garde après son passage en prison. Jean, actuellement sans emploi, est limité dans son champ d’action par ce statut d’ex-taulard, tandis que Sara, symbole d’une certaine réussite, est une journaliste radio connue. Il ne s’agit pas pour autant de faire de Jean et de Sara des archétypes de leur classe sociale respective (de façon assez basique, Sara analyse le monde pendant que Jean fait les courses), mais plutôt de les penser comme les preuves qu’une coexistence est possible dans l’union de deux intimités. Toutefois, cet équilibre a ses limites. Après tout, si Jean perdait Sara, il serait sans doute privé de la jouissance de ce bel appartement avec vue sur Paris qu’ils partagent, un privilège que lui confère leur relation. Il est intéressant de constater qu’à la lumière de cette lecture plus sociopolitique que sentimentale du film, Jean voit d’abord dans François l’opportunité de se retrouver un emploi, alors que Sara, pour sa part délestée de ce type de préoccupations (l’argent, le statut social), le perçoit comme un objet de désir et, par extension, une menace pour leur couple. D’ailleurs, François n’intéresse que très peu Denis au-delà de sa fonction de catalyseur de leurs rapports de domination latents.
Cette tension entre territoire intime et monde extérieur évite en outre à la réalisatrice de sombrer dans une redite en mode confinement et petit-bourgeois de ses questionnements habituels sur le désir. Une échappée belle du récit est alors possible : d’abord, hors des sentiers battus de la simple tragédie sentimentale que le sujet aux premiers abords limité du triangle amoureux aurait pu générer ; ensuite, hors du drame conjugal replié sur lui-même dont le cinéma d’auteur s’est souvent repu. Ainsi, Sara demeure plutôt connectée au monde : Denis la montre en train d’interviewer l’enseignante Hind Darwish sur la situation au Liban après l’explosion de Beyrouth ou encore l’ex-footballeur Lilian Thuram sur son livre dans lequel il dénonce la « pensée blanche », tandis que Jean, lui, doit répondre aux préoccupations de son fils autour du racisme en France, ce qui nous renvoie à l’obsession de la cinéaste pour le lien entre colonialisme et enjeux identitaires, une autre dynamique entre l’intime et le politique dans laquelle se construit le rapport au monde de ses personnages. Ces scènes, loin d’être anodines, rappellent que le cinéma de Claire Denis n’est rien d’autre qu’un cinéma de confrontation, de frontières entre soi et les autres. Faire face à l’autre étant l’unique possibilité de véritablement sortir de soi, sans y rester emmuré.
5 août 2022