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Critiques

C’EST COMME ÇA QUE JE T’AIME (SAISON 2)

François Létourneau (conception/scénario) Jean-François Rivard et Robin Aubert (réalisation)

par Thomas Carrier-Lafleur

Deux ans après sa première saison, le nouveau volet de la série C’est comme ça que je t’aime est disponible depuis début mars sur la plateforme web TOU.TV, avant sa diffusion à la télévision traditionnelle en septembre. Production culturelle fétiche de la pandémie, la série a rapidement su trouver sa place dans la mythologie du petit écran au Québec, dont elle incarne indéniablement un renouveau. Après les non moins populaires Invisibles (2005-2009) et Série noire (2014-2016), la première mouture de C’est comme ça que je t’aime manifestait aussi une nouvelle ambition du duo François Létourneau–Jean-François Rivard : de l’amitié entre hommes, on passe à une enquête sur le couple, où le rôle de la femme, en particulier, sera au cœur des préoccupations ; des problèmes à courte vue propres à notre présent, on bascule dans la perspective sociale de longue durée du milieu des années 1970, dont tous les poncifs seront ouvertement exploités. Avec l’ajout de Robin Aubert à la réalisation, l’un des rares cinéastes au Québec à savoir maîtriser l’équilibre entre film de genre et film d’auteur, d’aucuns se demandaient où la deuxième saison de cette série déjà culte pouvait maintenant se diriger. Que peut-on ajouter, en effet, au solide arc narratif de la première saison, qui allait de la crise existentielle jusqu’au remariage symbolique de ses principaux personnages, enfin (re)devenus amoureux ?

Nous voici donc un an plus tard, alors que la fenêtre temporelle qui avait d’abord permis cette émancipation est sur le point de se rouvrir : les enfants – véritable hors-champ de la série – vont quitter la maison pour aller respirer l’air pur du camp de vacances, laissant toute la liberté aux parents de retomber eux-mêmes en enfance, c’est-à-dire de retrouver leurs rôles dans l’organisation criminelle fondée l’été précédent. Cet explicite désir de reprise des activités s’affiche par le retour des principaux motifs de la première saison (remerciements au livre – évidemment fictif – Les Caïds de Sainte-Foy : chronologie d’une tragédie amoureuse, corps flottants dans une piscine à l’eau teintée de sang, gros plans de visage filmés en contre-plongée et de biais, voix intérieure nous livrant les pensées secrètes des protagonistes, musique exagérément emphatique, utilisation des miroirs pour révéler la double nature du réel, clins d’œil aux références cinématographiques de l’époque, etc.). Il ne reste plus qu’à « lever l’embargo », comme le souhaitent tous les personnages, et relancer pour de bon la saison estivale, avec règlements de comptes, assassinats, amour libre et abus de substances illicites au menu. Mais les créateurs de la série ne tomberont pas dans ce piège de la répétition et du mimétisme. S’il aurait été facile de reprendre béatement la formule qui a fait le succès initial de la série, ajoutant un nouveau chapitre à l’entreprise de libération commencée par les personnages, la deuxième saison de C’est comme ça que je t’aime sera plutôt sous le signe des illusions perdues et des attentes détournées – celles des protagonistes comme celles des spectateurs.

« J’ai la volonté de ne pas refaire la même chose, et même de prendre une direction opposée pour surprendre le spectateur », confiait Létourneau à La Presse en juin 2021, lors des premiers jours du tournage de la deuxième saison. Dans le sixième épisode, ce changement de cap sera verbalisé par l’un des personnages – le tranquille voisin Claude, devenu gogo-boy au nouveau club « Le Gland d’Or », anciennement connu sous le nom de « Motel La Demoiselle » (on voit déjà le thème de la binarité, l’une des ritournelles de la saison) –, qui parle de « renversement des paradigmes ». Même si Huguette (Marilyn Castonguay), mais surtout Micheline (Karine Gonthier-Hyndman), Gaétan (François Létourneau) et Serge (Patrice Robitaille) ne veulent que « redevenir des méchants » pour quelques semaines, désir partagé par les téléspectateurs avides de découvrir la suite de ces aventures loufoques, la série les amènera ailleurs. Tandis que la première saison racontait joyeusement la redécouverte du quotidien et la transgression des codes sociaux grâce à la formation de cette bande de mafieux improbables, C’est comme ça que je t’aime aborde maintenant la question, plus profonde, du manque d’unité (en premier lieu l’unité de soi avec soi), à travers une exploration des différents modes de désengagement, de désaccord et de dysfonctionnement de nos relations humaines.

La recette de l’été dernier, cette fois, ne prend donc pas : il ne s’agit plus de mettre son masque de criminel pour voir la vie avec des lunettes roses et croire à nouveau en son couple, grâce à une libération inespérée des pulsions. À l’instar d’Huguette et de sa dépression post-partum qui cache un grave mal-être, la deuxième saison sera donc plus noire et incertaine que la précédente, le côté tragique prenant le pas sur le comique. Cela se traduit, notamment, par l’élimination de plusieurs personnages secondaires et le renfermement des personnages principaux sur eux-mêmes, devenus non plus une bande, mais des monades. On note aussi une multiplication des meurtres, en particulier des meurtres de personnes innocentes et de victimes collatérales à la suite de machinations toujours plus absurdes, soulignant d’une manière qui ne peut être qu’intentionnelle la gratuité de toute cette violence, abordée de manière plus « bon enfant » lors de la première saison. Adoptant un style visuel proche du gore réaliste du Nouvel Hollywood – où l’on reconnaît la signature d’Aubert –, la deuxième saison de C’est comme ça que je t’aime, dans ses meilleurs moments, cherche ainsi à placer le téléspectateur dans une posture paradoxale, alors que son « plaisir coupable » est d’un même coup accentué puis critiqué. En raison de cette bonification de la violence, il n’est plus possible d’apprécier au premier degré la série sans se remettre soi-même en question, comme le feront eux-mêmes tous les personnages.

Cette radicalisation de la série s’enracine également dans le contexte social particulier à cette nouvelle saison, aux thèmes plus ouvertement « militants » que la première. C’est que le récit, qui se déroule en 1975, aura pour trame de fond historique l’Année internationale de la femme. « Moi je pensais vraiment qu’en 1974 on avait tout vu… Mais on n’avait rien vu », dit le journaliste Marcel Sévigny (Guy Vaillancourt) en regard caméra, au début du premier épisode, laissant présager ce qui s’en vient. Sous le signe de la « révolution féministe » et de la « lutte contre le patriarcat », la série, dans un geste assez pernicieux, va même proposer que l’origine de cette violence est d’abord et avant tout féminine : la plupart des meurtres, en effet, sont commis ou manigancés par Huguette et par Grazia (Charlotte Le Bon), dite « la Mante religieuse », Némésis montréalaise de la grande caïde de Sainte-Foy, dont elle incarne le double inversé (notamment dans le rapport à la maternité, comme on le découvre lors d’un moment clé de la finale). Si Gaétan se découvre une passion pour le meurtre à l’arme blanche, c’est aussi seulement après avoir accepté son rôle de femme au foyer. « J’aime ça, tu développes ton côté féminin », lui dira par ailleurs Lucien (Jean-François Provençal), dans un autre commentaire qui pourrait s’appliquer à la saison en entier.

Là où la deuxième saison de Série noire accessoirisait cruellement les personnages féminins, le nouvel opus de C’est comme ça que je t’aime leur donne au contraire encore plus d’agentivité que lors de la précédente saison. Noyau dur de la série, ce devenir-femme se réalise toutefois au prix d’un scepticisme généralisé quant à l’imaginaire du « beau sexe ». La virtuosité technique et scénaristique de la série débouche ainsi sur une réflexion éthique sur le genre (à la fois dans la forme et dans le fond). Par cette méditation sur la violence, les femmes et les écrans, C’est comme ça que je t’aime va ébranler ses propres bases pour réfléchir sous nos yeux à ses propres conditions d’existence. Impossible de croire les paroles du curé Mario (Patrick Drolet), qui lors du dernier épisode prêche béatement que « l’amour est beau ». Si cette morale aurait à la rigueur pu convenir à la première saison, elle n’est plus recevable dans le contexte de la deuxième, où l’univers des personnages a subi une révolution complète. Après la thèse, l’antithèse. Reste à voir si l’ultime saison – la série étant annoncée comme une trilogie – fera la synthèse de cette dialectique télévisuelle et conjugale.


23 juin 2022