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Critiques

CROUCHING TIGER, HIDDEN DRAGON

Ang Lee

par Sylvain Lavallée

Vingt-trois ans après l’avoir découvert, il est certain que le duel à l’épée fantastique entre Zhang Ziyi et Chow Yun-fat, volant de branches de bambou en branches de bambou, n’a pas la même résonance qu’en l’an 2000. Après deux décennies de superhéros (si l’on commence le décompte avec le Spider-Man de Sam Raimi en 2002), nous sommes dorénavant habitué·e·s à voir des acteur·rice·s flotter au-dessus du sol. Bien sûr, il y a un monde de différences entre la philosophie bouddhiste imprégnant les images de Crouching Tiger, Hidden Dragon et la démonstration de surpuissance typique des productions de Marvel ou DC, mais quand, dans les premières minutes du film d’Ang Lee, les personnages se mettent à courir sur des toits et des murs, à effectuer des bonds prodigieux avec une souplesse tout autant prodigieuse, nous nous surprenons tout de même à retrouver notre émerveillement encore intact. Avec une différence toutefois : plutôt que de s’étonner devant ce genre d’acrobaties qui, en 2000, était encore peu connues d’un public nord-américain, nous nous rassurons en découvrant que, même dépouillé de son effet de nouveauté, Crouching Tiger, Hidden Dragon demeure aussi beau qu’il nous était apparu alors.

En effet, avant de revisiter ce film qui vient d’avoir droit à un retour en salle, il était légitime de craindre que son succès populaire et d’estime reposait moins sur ses qualités intrinsèques que sur le fait qu’il était arrivé exactement au bon moment, comme l’aboutissement d’une décennie marquée par l’influence du cinéma d’action hongkongais. Depuis le premier Quentin Tarantino, Reservoir Dogs (1992), et son emprunt déclaré au City on Fire (1987) de Ringo Lam, en passant par l’importation à Hollywood de cinéastes (John Woo, Tsui Hark) et de stars (Jackie Chan, qui perce le marché américain avec Rumble in the Bronx en 1995, puis Jet Li), jusqu’aux chorégraphies de The Matrix (1999) signées Yuen Woo-ping, un maître du genre, sans compter, en France, certaines productions de Luc Besson (notamment Nikita, 1990) – les années 1990 avaient préparé le terrain pour un film tel que Crouching Tiger, Hidden Dragon. Hommage au wu xia pian, aux « films de chevalier errants » populaires en Chine dès les années 1920, mais connus en Amérique du Nord surtout grâce aux productions de la Shaw Brothers à Hong Kong (plus ou moins de la fin des années 1960 jusque vers 1980), le film d’Ang Lee effectuait une sorte de retour aux sources, exposant les origines de cette esthétique qui avait été adaptée dans quelques productions hollywoodiennes récentes.

Mais à l’époque, même si nous savions qu’il y avait une riche tradition de films d’arts martiaux, ceux-ci demeuraient assez mal distribués et nous les connaissions surtout à travers la parole de cinéastes qui, comme Tarantino ou Lee, discutaient avec passion de leurs influences. Le cinéma de King Hu notamment, la principale référence pour Crouching Tiger, Hidden Dragon, était encore largement inconnu, et cela fait à peine quelques années que nous pouvons trouver des restaurations de ses films les plus connus (Dragon Inn, 1967, et Touch of Zen, 1971, entre autres). Revoir le film de Lee permet ainsi de le confronter à ses ancêtres – et plutôt que d’amoindrir l’originalité de l’œuvre, la comparaison permet au contraire de constater à quel point il s’agit d’un film singulier, tant l’auteur a réussi à s’approprier le genre pour y inscrire ses propres préoccupations.

La mise en scène des chorégraphies (signées par Yuen Woo-ping) en témoigne bien : le combat dans une forêt de bambou rend hommage à une séquence similaire dans Touch of Zen, mais là où King Hu usait d’un montage serré, favorisant des gros plans sur des détails (un pied qui s’appuie sur une branche pour s’élancer), Lee se permet de longs plans d’ensemble filés captant l’intégrité de l’action. Il peut ainsi montrer ce qui était autrefois suggéré, grâce à des effets spéciaux numériques intégrés à des techniques traditionnelles (le wirework, des câbles et des poulies soulevant les acteur·rice·s). Mais il ne s’agit pas d’une simple prouesse technique : les technologies contemporaines servent à renouveler le passé en démontrant envers lui un respect bienveillant, ce qui est le sujet même des films de Lee depuis ses débuts à Taïwan, avec ses comédies de mœurs sur des familles prises entre modernité et tradition. Encore dans Crouching Tiger, Hidden Dragon, Li Mu Bai (Chow Yun-fat) et Shu Lien (Michelle Yeoh) renoncent à vivre leur amour pour rester fidèles à un défunt et à un code d’honneur désuet, alors que Yu Jiao Long (Zhang Ziyi) veut fuir un mariage arrangé, imposé par des coutumes qu’elle refuse. Et pour le cinéaste, on ne peut pas simplement tourner le dos à la tradition, riche en enseignements malgré son caractère nécessairement passéiste ; il faut plutôt apprendre à la conjuguer au présent.

Le fait de voler, de pouvoir flotter avec grâce, devient l’image d’une liberté à laquelle les personnages aspirent sans pouvoir l’atteindre dans leurs vies personnelles. Lors de la première scène d’action, Yu Jiao Long essaie d’échapper à Shu Lien en sautant, mais son adversaire la ramène constamment au sol, dans un va-et-vient entre la terre et le ciel qui illustre parfaitement les enjeux moraux du film. Cela renvoie en même temps au drame personnel de Yu Jiao, qui cherche à trouver sa propre voie (l’intrigue tourne autour d’une épée nommée « Destinée », que chacun·e tente de maîtriser), une liberté qu’elle associe aux chevaliers errants, alors qu’elle est entourée de personnes la tiraillant dans des directions contradictoires, la ramenant au sol qu’elle tente de quitter. La séquence des bambous repose quant à elle sur l’idée de l’équilibre, Yu Jiao devant rester les pieds solides sur une mince branche secouée à la fois par le vent et par Li Mu Bai. Et le tout se conclut sur un saut dans le vide, un corps enfin libre qui ne semble guère vouloir rejoindre le sol, et qui atteint cet état de transcendance en acceptant de vivre au cœur des contradictions plutôt qu’en essayant de les résoudre.

À certains égards, ce travail chorégraphique se rapproche de celui d’un Ching Siu-tung, sur ses propres films (A Chinese Ghost Story, 1987) ou dans les productions de Tsui Hark des années 1990 qui revisitaient aussi le wu xia pian avec une volonté de le moderniser, et avec des chorégraphies survoltées utilisant le wirework pour octroyer aux personnages des dons surnaturels. S’il est certain que Lee s’appuie sur ce savoir-faire, il se distingue de ces exemples en introduisant un rythme bien à lui, plus lent et posé, et une atmosphère mélancolique, avec son récit mettant l’accent sur les tourments amoureux de ses personnages (proche de Ashes of Time, 1994, de Wong Kar-wai), mais gardant le thème de l’enseignement moral, et la philosophie des arts martiaux qui le sous-tend, typiques de ce cinéma.

Au-delà de ces chorégraphies, entièrement dédiées à l’émotion, le casting participe aux mêmes idées : Cheng Pei-pei, devenue célèbre en 1966 grâce à Come Drink with Me, le premier succès de King Hu, rejoint Chow Yun-fat et Michelle Yeoh, des stars hongkongaises ayant débuté dans les années 1980, tous les trois servant de mentor à Zhang Ziyi, alors à ses débuts. La tradition se perpétue d’une génération à l’autre, mais avec des variantes, des adaptations, de même que Lee tire de ses acteur·rice·s des interprétations atypiques tout en restant près de leurs personnalités usuelles : Chow Yun-fat, par exemple, garde un sourire en coin satisfait pouvant rappeler ses rôles iconiques chez John Woo, mais son jeu intériorisé, en subtilités et en nuances, est pratiquement opposé aux explosions émotives, opératiques, qui ont cimenté sa personnalité de star dans une franchise comme A Better Tomorrow.

Il y a certes là une part d’occidentalisation, autant dans la place centrale qu’occupe la tragédie amoureuse, récit plutôt rare dans un genre souvent centré sur la camaraderie masculine, que dans l’esthétique plus lisse, sans les excentricités caractéristiques des œuvres hongkongaises, mais nous ressentons ces gestes d’adaptation moins comme des concessions envers le public international que comme des inflexions dues au regard d’Ang Lee. Autrement dit, il était tout désigné pour mettre en scène ce Crouching Tiger, Hidden Dragon, pour se maintenir dans cet équilibre délicat entre la tradition et le contemporain, l’hommage et la réinvention. Ce qui en fait, encore aujourd’hui, une œuvre sublime, emplie d’images d’une beauté surnaturelle, élevant la chorégraphie des corps à l’écran au rang d’une poésie émotionnelle des plus poignantes.


2 mars 2023