DAAAAAALÍ !
Quentin Dupieux
par Cédric Laval
Quentin Dupieux est un cas d’espèce dans le paysage cinématographique français. Son rythme d’écriture, de réalisation et de production relève d’une frénésie défiant la logique de l’artiste traditionnel, voulant que chaque projet soit le fruit d’un lent processus créatif, parfois douloureux. Alors que Yannick sortait sur les écrans québécois en janvier, voici que nous arrive déjà un nouveau film, Daaaaaalí !, au moment même où son tout dernier opus fait l’ouverture du Festival de Cannes. Atypique, également, la durée de ses films, qui n’excède généralement pas les quatre-vingts minutes, s’accorde bien à ces pitchs scénaristiques saugrenus, éloignés des schémas narratifs et psychologiques attendus, qui constituent la prémisse de son cinéma. S’il suscitait le plaisir des happy few, sensibles à cet humour décalé et à ces pochades faussement inoffensives, le cinéma de Dupieux ne court-il pas le risque de perdre son âme en étant « digéré » par l’institution, en s’enfermant dans le système qu’il a lui-même construit ?
On peut se poser cette question après avoir vu Daaaaaalí ! Pourtant, sur le papier, cette rencontre entre Dupieux et l’excentrique peintre catalan semblait une évidence : le surréalisme des situations imaginées par le cinéaste recoupe les visions déjantées de l’artiste, de même que les interventions médiatiques de Dalí renvoient à une posture provocatrice qu’assume volontiers Dupieux face aux journalistes. Il n’est pas besoin de connaître la référence précise du tableau de Dalí, Fontaine nécrophilique, pour comprendre que le premier plan du film est un hommage direct aux œuvres oniriques du peintre. Cet onirisme est d’ailleurs un autre point commun entre les deux œuvres, qui se plaisent à déjouer les mécanismes rassurants du réel en instillant le doute quant au statut des images regardées : fiction, rêve ou réalité ? L’arrivée de Dalí dans le film se fait ainsi par l’entremise d’un cadre dont la profondeur de champ, associée à des effets de montage comiques, renvoie à l’expérience d’un rêveur qui marche dans un couloir étiré à l’infini. Sourire et malaise fusionnent dans cette perception déformée du temps et de l’espace, commune aux deux créateurs.
Malheureusement, le réalisateur ne trouve que rarement la formule magique consistant à pasticher, sans la copier à l’identique, l’inspiration surréaliste de Dalí. Outre cette scène du couloir, on songe à ce plan où des œufs au plat évoquent les célèbres montres molles du peintre. Pour le reste, il semble bien que ce soit le personnage médiatique Dalí qui intéresse surtout Dupieux. Le récit se structure ainsi autour des multiples tentatives de Judith (Anaïs Demoustier) pour interviewer le maître. Drapé dans son narcissisme, celui-ci n’accepte d’entretien que s’il est filmé, ce que la jeune femme s’engage à faire, secondée par un producteur volontiers malotru (Romain Duris). Les scènes entre Judith et ce producteur s’étirent inutilement : on peine à n’y lire qu’une dénonciation au premier degré des abus de pouvoir dans le milieu du cinéma (le facétieux Dupieux ne nous ayant pas habitués à un tel niveau de lecture premier…) ; faut-il alors y voir un jeu irrévérencieux avec les règles du biopic, qui nous éloignerait sciemment du sujet principal, ou une manière détournée de rendre hommage à l’insaisissable personnage qu’est Dalí ?
Un choix fort du cinéaste semblerait faire pencher pour la seconde option : il consiste à faire incarner le peintre par cinq acteurs différents (deux autres étaient même prévus à la distribution, avant qu’ils ne se retirent eux-mêmes du tournage), chacun représentant une des multiples facettes de l’artiste, nous empêchant ainsi de nous extasier devant la « performance » mimétique d’un seul comédien, comme il est de mise dans les biopics traditionnels. Pourtant, loin de servir le film, ce choix audacieux joue contre lui, sans apporter le bénéfice escompté. Chacun des acteurs incarnant Dalí (à l’exception de son avatar vieillissant, sans doute le plus émouvant) mime son phrasé et sa gestuelle de manière quasi interchangeable, sans qu’un nouveau visage apporte grand-chose au personnage du peintre, sinon une incongruité à laquelle on s’habitue très vite. De tous ces acteurs, Édouard Baer était celui dont on anticipait la performance avec gourmandise, tant son cabotinage a pu faire merveille dans de précédents rôles comiques. Las ! sa performance tombe à plat et arrache à peine quelques sourires…
Sans doute cette performance décevante offre-t-elle une clé de compréhension à ce qui constitue une amère déception. Tous ceux qui ont pu voir à la télé une interview de Dalí connaissent sa propension au cabotinage. Or, faire jouer un cabotin par un autre cabotin, c’est annuler un effet en le surlignant : le surjeu produit de l’exaspération, l’excentricité de l’un est annulée par la facétie de l’autre. C’est aussi ce qui explique peut-être le ronronnement d’ennui qui s’impose au fil des scènes. Le surréalisme de Dupieux est au final trop proche de celui de Dalí pour que les deux ne se concurrencent pas. Paralysé par la fascination qu’il éprouve pour Dalí, le réalisateur oublie de se renouveler, dévide les mêmes figures auxquelles il nous avait habitués dans ses précédents films : une canalisation fait effectuer aux personnages des changements de cadre (qu’il soit spatial ou temporel) surréalistes, comme dans Incroyable mais vrai ; des emboîtements multiples (rêves dans les rêves dans les rêves, film dans le film, cadres dans le cadre) produisent un effet de brouillage des niveaux narratifs, comme dans Reality… Dès lors, nul effet de surprise, mais une forme d’essoufflement de l’inspiration de l’artiste excentrique, à l’ombre d’un autre excentrique. Au fond, on n’est pas très éloigné de la critique platonicienne de l’art, selon laquelle le lit de l’artiste n’est qu’une copie atrophiée du lit de l’artisan, lui-même pâle copie de l’Idée du lit : le Dalí de Dupieux n’est plus qu’un pantin qui reproduit les excentricités des personnages habituels du cinéma de Dupieux, en nous éloignant un peu plus de la source pure de sa fantaisie créatrice.
24 mai 2024