DAMASCUS DREAMS
Émilie Serri
par Laurence Olivier
L’imaginaire d’un pays est partiellement fait de rêve et de projections, à plus forte raison peut-être si c’est une patrie que l’on n’a jamais connue. La quête des origines pour les immigrant·e·s de seconde génération est semée d’embûches : comment retrouver un lieu fuyant, multiple, alors que nos proches l’ont quitté, alors qu’il a été détruit par la guerre, alors que les souvenirs s’amenuisent, alors que le père qui en est originaire ne préfère pas en parler ? Damascus Dreams, premier long métrage d’Émilie Serri, aussi artiste visuelle et autrice-compositrice, est une œuvre essayistique sur l’impossible retour – ou plutôt, un film où le retour n’est possible qu’en rêve.
Ce documentaire d’enquête onirique trouve son origine dans une question de la cinéaste à son père : « La Syrie, c’était comment? » Comme le père dit ne pas vouloir en parler, Émilie Serri devra trouver les réponses elle-même. Ses recherches l’amènent à plusieurs endroits : elle scrute les archives familiales, mène des entrevues avec des Syrien·ne·s habitant au Québec, retourne en Syrie pour tout photographier, tient des auditions avec des jeunes filles afin d’imaginer la petite qu’elle était. Et, flottant au-dessus de tout ceci, des récits de rêve, des références au cinéma (Bergman, Fellini, Kusturica), des coutures apparentes et des séquences de fiction donnent à l’ensemble une facture hétéroclite comme, justement, un récit de rêve.
Les vidéos d’enfance montrent une toute jeune Émilie Serri en 1986, le plus souvent en train d’interagir avec son père, figure adorée et silencieuse dont le nom signifie secret. Par-dessus les images, sa voix répète : « Je me souviens de tout. » Ces fragments du passé, vus et revus par elle, lui permettent en effet de se rappeler. Mais la cinéaste veut aller plus loin que cette identité définie par les bandes vidéo. Serri prend alors elle-même la caméra pour filmer des fillettes syriennes récemment immigrées, à qui elle pose la question à laquelle son père refuse de répondre. Mais ce n’est pas suffisant non plus : la mémoire demeure vaporeuse, ténue.
La quête se poursuit avec d’autres Syrien·ne·s de tout âge. Les réponses ne viennent pas facilement. Un homme a tout oublié : « La guerre a effacé tous les souvenirs, tout a été enterré. » Une femme parle des fleurs de jasmin qu’elle ramenait chez elle : « L’odeur de mon village vit encore en moi. » On voudrait s’accrocher aux bons souvenirs et oublier les moments douloureux, mais ça ne semble pas aussi simple. Un autre homme dit n’avoir rien ramené de la Syrie, sauf la peur – sauf l’horreur, corrige-t-il. Des récits de rêve révèlent comment l’identité est affectée par le départ forcé : une jeune femme raconte croire pendant son sommeil qu’elle est encore en Syrie, réalisant qu’elle ne serait alors plus la même personne. On entend bien le vertige de ne plus avoir de lieu où revenir, plus de chez-soi. Une fillette déambule, perdue dans un décor brutaliste. L’homme qui n’a ramené que la peur et l’horreur poursuit avec un rêve dans lequel il imagine que, dans deux siècles, il n’y aura plus de pays, plus de frontières, et que le centre de ce nouveau monde unifié sera la Syrie (ce sont aussi les mots qui ouvrent le film, mais dans la bouche de la réalisatrice). Puis les images de Damas détruite par la guerre arrivent comme un cauchemar.
Un autre pan de cette enquête personnelle est porté par les photographies que la cinéaste a réalisées lors de ses voyages en Syrie avec l’appareil photo du père – ce qui, dit-elle, lui permet de se sentir plus proche de lui. Les photographies se multiplient, comme dans une volonté de tout retenir, de tout archiver, et de trouver des réponses grâce aux images. Un habile travail au son (Simon Gervais et Bruno Bélanger) permet d’animer ces clichés, de leur donner vie et profondeur. Mais alors ce sont les souvenirs qui hésitent : la narration se reprend plusieurs fois, modifie le récit, doute, perd encore le fil de la mémoire.
Ainsi, le thème de la recherche (du pays perdu, des origines, des souvenirs) est évoqué par le style même du film, qui se montre en train de tâtonner et de rêver. Les moments de flottement dans les entrevues – silences, reprises, attente, installation des micros-cravates, interventions hors champ de l’interprète (Lana Adams, dont le rôle deviendra celui d’assistante à la réalisation) – paraissent aussi importants que les réponses données par les protagonistes. Le film révèle son processus jusque dans les séquences de fiction. On voit, par exemple, les protagonistes se préparer à une scène où une foule marche vers une épave dans une tempête de neige, et les coulisses du tournage prendront, en fin de compte, plus de place que la scène elle-même. C’est peut-être la conclusion à laquelle nous invite le film : le processus est plus révélateur que le résultat.
Malgré les doutes et critiques en voix off que l’on entend certain·e·s protagonistes formuler vers la fin du film, Émilie Serri a fait confiance à sa démarche protéiforme. Le film, pas plus que le père, ne fournira de réponse. Cependant, il donne à voir le mouvement de la quête, ses essais multiples faits d’intuitions et d’erreurs. Et s’il n’y a pas de réponse nette, il y a désormais le film lui-même, qui rassemble des fils de toutes natures et qui les tisse de façon à former une étoffe pour rapiécer la mémoire défaillante, sans toutefois cacher qu’elle est irrémédiablement trouée.
7 avril 2022