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Critiques

Dans la maison

François Ozon

par Céline Gobert

Fabrice Luchini incarne Germain Germain, professeur de littérature dans le banal lycée Gustave Flaubert. Parmi les dissertations ponctuées de « pizzas et de portables » rédigées par ses élèves-moutons, une copie retient son attention : celle de Claude (Ernst Umhauer). Elle y dépeint le quotidien d’une famille de classe moyenne, composée d’un couple de beaufs contemporains – Denis Ménochet à deux doigts du burn out, Emmanuelle Seigner en Madame Bovary moderne – et de leur fils. L’élève de seize ans y décrit leur maison, leurs habitudes, leurs failles, leur intimité. Invariablement conclues d’un «à suivre» mystérieux, les rédactions du jeune élève ne tardent pas à rendre accro le féru de classiques, qui s’ennuie dans son boulot, qui s’ennuie dans son lit. Ozon, pendant ce temps, met en place un mécanisme pervers sur trois niveaux : il y a, au premier plan, cette relation malsaine entre l’élève et son mentor (le maître est-il un Pygmalion ? Un père de substitution ?). Au second plan, le texte en images de l’auteur en devenir. Au dernier plan : nous, les spectateurs, dernier maillon de l’immense chaîne de création qui se déroule sous nos yeux.

Ozon, dans cette libre adaptation de la pièce espagnole de Juan Mayorga, intitulée Le Garçon du dernier rang, nous prend alors au piège : il tire les ficelles, s’amuse, invente, efface, rature, réécrit. Dans la maison s’écrit trois fois à l’écran : l’élève livre le récit, le prof l’améliore, le spectateur le digère. Une mise en abyme narrative inédite et étonnante, dopée aux références cinématographiques et littéraires, où l’un des meilleurs cinéastes français actuels décortique les rouages du processus créatif et de la fiction tout en ressassant, en filigrane, ses obsessions: la lutte des classes, les fantasmes sexuels latents, les enjeux et conséquences de la domination et de l’emprise d’un être sur un autre.

Selon lui, le moteur de l’auteur (et DES auteurs en l’occurrence) ne doit viser que la satisfaction du spectateur (ou du lecteur). Ce n’est seulement que s’il allie son art à une prise de risque et au vrai plaisir de raconter une histoire que le créateur peut accoucher d’un chef d’œuvre, dit le film. Ozon ne s’y est pas trompé : d’un bout à l’autre, il prend son pied ; sans cesse, il nous surprend, nous malmène, nous emmène là où peu nous ont emmené auparavant : au cœur même de son travail de conteur. La démarche est roublarde, et délectable.

Dans la maison se pose donc en film métatextuel stimulant, sorte de Swimming Pool ou d’Angel revu et corrigé à la sauce satirique d’un Potiche, parsemé d’humour à la Huit femmes. Du pur exercice de style qui ne s’arrête pas qu’à l’analyse, et qui nous entraîne au cœur de la fiction, la façon dont elle est tissée, réfléchie, et la façon dont elle est comprise. Ozon, conteur doublé par une voix off ludique, y questionne les véritables vocations de l’art ainsi que ses limites.
L’acte artistique n’est-il qu’un trou de serrure par lequel espionner autrui ? Une échappatoire à une minable condition? Via les mots de son élève, le professeur apathique reprend vie, une résurrection en lettres, une excitation dopée au romanesque. De Victor Hugo à Louis-Ferdinand Céline, il y a un goût de lire, une curiosité, une passion à chaque page, une leçon de vie, des vestiges et  trésors du passé à l’heure où les communications se font virtuelles, les arts contemporains abscons.

L’art contemporain va-t-il trop loin?, demande Ozon. Les magiques parenthèses littéraires d’antan ont été remplacées par des toiles uniformément blanches, auxquelles l’artiste moderne greffe tristement un sens. Nous avons perdu quelque chose, semble dire le film : le rêve, les possibles créatifs, le plaisir fou qu’il y a à fantasmer. Même le couple Luchini-Kristin Scott Thomas, que le cinéaste utilise pour poser un regard acerbe sur la bourgeoisie et son snobisme, y trouve un second souffle, une vie de substitution, tous deux revigorés par les potins sur les existences d’autrui,  de la même façon que l’on peut se muer en gamin excité lorsque l’on feuillette la presse people.

Comme dans Swimming Pool où Charlotte Rampling écrivain rêvait d’une autre existence sous les traits de Ludivine Sagnier, Germain Germain transfère ses ambitions déçues dans son élève, s’imagine une seconde jeunesse. Aussi, s’il se réfugie dans la fiction, c’est pour prendre congé de lui-même. Car si la fiction ne se nourrit que du réel (comme en témoigne le saisissant plan final aux relents hitchcockiens), elle est aussi un parfait rempart contre l’âpreté de l’existence. L’art n’est plus vraiment de l’art si il ne permet pas à l’homme d’échapper à sa condition, de s’extraire de son quotidien, et de lui-même, pour renaître autrement.

La mise en scène d’Ozon se pose alors en parfait écho du propos : le miroir, pour exemple, y est inclus abondamment. Objet-reflet, objet du double : il déforme, montre, dédouble, saisit une réalité inversée, renvoie à une image de soi, qui n’est ni totalement subjective, ni entièrement authentique. Le réel n’est plus alors qu’un assemblage de perceptions subjectives, modifiables à l’infini. Les fenêtres, également, ponctuent le récit : le motif suprême de l’évasion, et du voyeurisme. A l’instar de la fiction, et de la création : libératrices, cathartiques, mais aussi perverses car régies par des codes, nourries et influencées par autrui.

L’art devient donc la seule possibilité de modeler le réel, de le métamorphoser, de se métamorphoser, de transcender matérialité et concret en quelque chose de plus spirituel, de supérieur. C’est tout le pouvoir de la littérature, du cinéma, et de la création au sens large, que concentre Ozon dans son film. C’est toute son essence, sa justification, sa nécessité : le refus de la normalité, le besoin vital de nier, d’idéaliser, de relire et réécrire de le scénario et la mise en scène du réel afin de les rendre plus beaux, plus excitants, et d’échapper, dans un sens, à soi-même.

La bande-annonce de Dans la maison


18 avril 2013