dans les villes
Catherine Martin
par Gérard Grugeau
Le nouveau film de Catherine Martin ouvre sur une séquence aussi belle qu’énigmatique. Rassemblées autour d’un bronze de Suzor-Coté (Femmes de Caughnawaga), plusieurs personnes le commentent par bribes en caressant, en touchant, en palpant la matière, jusqu’à ce que le spectateur réalise qu’il contemple des aveugles. Rien autour pour distraire son attention, sinon du noir et l’objet d’art à la présence aussi secrète qu’absolue, même si la nature de l’objet n’est pas neutre et renvoie à un référent constitutif de notre identité : le passé religieux du Québec, sublimé ici dans sa part d’éternité. Cette matrice originelle situe d’emblée le projet esthétique de Catherine Martin. Dans les villes renouera avec l’exercice du regard comme acte d’amour, comme acte de réconciliation avec le sacré. Un sacré délesté ici de toute religiosité et vécu comme dimension fondamentale de l’expérience humaine. En ces temps d’agitation effrénée, en cette époque saturée d’images où notre perception du réel vacille jusqu’à l’aveuglement, une question s’impose pour l’artiste : d’où et qui filmer dans le chaos appréhendé du monde ?
Après une incursion dans le Québec rigoriste de la fin du dix-neuvième siècle, Catherine Martin délaisse l’univers de la campagne et la société victorienne de Mariages, son précédent film. Se basant sur une citation du Livre des rêves de Rainer Maria Rilke qui associe les étoiles aux yeux des hommes, elle pose ici un regard contemporain sur la ville, là où « les foules douloureuses ont perdu le lien de l’intellect », là où les étoiles se font rares parce que les hommes soucieux veillent et « gardent leurs yeux » pour eux. Dans ce gouffre de solitude urbaine qui, à l’image d’une maladie menaçant les arbres, ronge les individus comme une gangrène de l’âme, une femme (Hélène Florent) pleure toutes les nuits sur la dérive d’un monde en perdition qu’elle ne reconnaît plus. Croisant sur sa route plusieurs personnages dont un aveugle (Robert Lepage), une jeune fille suicidaire (Ève Duranceau) et une vieille femme attendant la mort (Hélène Loiselle), Fanny nourrira l’échange jusqu’à ce qu’elle trouve son anima, le chant de sa propre source. En chemin, le paysage à travers lequel se sera déplacée la jeune femme aura mis à nu un horizon de sens qui, en ouvrant sur l’altérité, offre une chance nouvelle à l’aventure humaine. Question de croyance : l’homme en attente est encore digne de trouver une forme de salut existentiel dans l’amour et dans l’art. Il y a là une nécessité vitale, voire cosmique.
Cet horizon de sens passe, bien sûr, par l’« oeil » du cinéma qui prend ici en charge ce que Marguerite Yourcenar appelait notre « communauté de péril et de solitude »(1). Baignant dans un climat dépressif lourd et envahissant qui laisse le spectateur dans une sorte de spleen brumeux, Dans les villes lave le regard en insufflant, malgré la rigueur par trop engoncée de sa mise en scène, un « être au monde » de tous les instants. Par cette matérialité exacerbée du réel, ce dépouillement jusqu’à la transparence, Catherine Martin à l’instar de Rilke semble avoir fait sienne « la nécessité de l’agenouillement » pour que la réalité vienne à elle et livre ses suprêmes secrets. Dans cet élan d’humilité, l’angoisse sourde face à la détresse humaine entend se muer en objet d’art et transfigurer le monde, au risque que l’expérience artistique, toute à la représentation de sa sombre allégorie, ne se coupe de la vie et ne la phagocyte en frisant l’autisme et en brimant l’émotion jusqu’à l’assèchement. Entrecoupant chaque séquence d’un long plan noir qui recueille l’acmé d’une expérience sensible en constante sédimentation, la cinéaste en appelle à un ressourcement de l’image et du son pour mieux appréhender le réel. Ascétique, le cadre cultive la raréfaction (les gestes du quotidien ou les objets filmés en surplomb), parfois la saturation (les rumeurs de la ville), jusqu’à l’écran noir qui ponctue et structure le récit. Lors des séquences intérieures, à l’heure où rôdent les fantômes, la photographie contrastée de Carlos Ferrand sculpte l’espace, isolant la lumière, renforçant les ombres, pour fixer l’essence des êtres et des choses. À l’intérieur d’un système souvent clos, l’image ouvre alors sur une autre dimension, celle d’un temps immuable qui inscrit sa permanence sur les arbres comme sur les visages. Porté par son unité d’inspiration, Dans les villes tend à révéler ainsi par couches successives l’insigne présence du sacré. Dans une dernière séquence, le visage en larmes de Fanny repose sur l’épaule de l’aveugle. La rencontre est advenue. Et dans le murmure lointain du chant des carmélites, dans la coulée du temps passé et présent, nous pressentons alors que « des heures plus grandes que nous ne le demandions s’avancent à tâtons, prenant appui sur nous » (2).
1. Préface des Poèmes à la nuit, Éd. Verdier, 1994.
2. Rainer Maria Rilke, Poèmes à la nuit (Étoiles entre les olives), Éd. Verdier, 1994.
Photo: Bernard Fougères
11 octobre 2007