dans les villes
Catherine Martin
par Rachel Haller
«La ville permet de voir sans être vu et d’être vu sans voir», écrivait le critique Serge Daney. De ne pas voir comme Carole happée par ses abîmes intérieurs. Comme Joséphine paralysée par ses souvenirs. Comme ce jeune homme apathique ballotté par le métro. Et de ne pas être vues comme ces mille figures anonymes échouées sur une île de béton. Comme Fanny condamnée à voir pour ceux qui ne voient pas. Ce visage brûlé, ce regard refusé, ces yeux rendus absents par la douleur. Et chaque nuit, elle pleure dans sa solitude toutes les larmes étouffées. Elle pleure aussi le parfum d’une feuille, la rugosité d’une pierre, la lumière d’une frondaison d’automne. Toute cette beauté en laquelle elle non plus ne croit plus.
Mais dans les villes de Catherine Martin, il y a aussi celui qui voit justement parce qu’il ne voit pas. Jean-Luc, l’aveugle, qui touche le monde du bout des doigts, lui redonne sa poésie d’une caresse. Jean-Luc qui, contrairement aux autres, ne plie pas devant la désespérance. Car il ne s’agit pas seulement de voir, mais de retrouver la pureté du senti, du ressenti, loin des images aveuglantes. D’abandonner au ciel ses yeux pour le consteller. Mais comme dans le texte de Dante lu par Fanny, les hommes des villes ne savent plus s’échapper de leurs paupières et la nuit reste noire.
Faut-il donc perdre la vue pour la retrouver? Catherine Martin ne répond pas. Elle observe en silence et retient tout ce qui survit au bitume: les arbres, les feuilles, les gestes tendres, les objets familiers. Comme dans Mariages, sa première uvre de fiction, elle palpe les matières, les couleurs, les odeurs, non plus pour libérer une sensualité réprimée, mais pour rappeler au regard, ou plutôt aux sens, ce qui est devenu invisible. Avec la même sobriété, la même économie. Comme si elle veillait, elle aussi, à ne pas nous aveugler. Des personnages, on ne sait rien ou presque. Tout ou plus leur façon de marcher livrée par de longs travellings, leur manière de toucher ou de ne plus toucher. De leur désespoir, on ne perçoit que des bribes volées au coin d’une table de café, à l’obscurité d’une chambre ou à la solitude du souvenir. De fait, Catherine Martin ne cherche pas à expliquer, mais à donner à sentir. Autrement dit, à nous permettre de renouer avec l’indicible, à l’image de Fanny. Convergence des formes et du fond donc, confirmation aussi de la qualité subtile de dans les villes qui vient d’être présenté en sélection officielle au festival de Berlin.
Evidemment, l’exigence épurée de Catherine Martin ne trouverait sa pleine mesure sans hérauts, capables eux aussi de s’exprimer sans un mot. On citera bien sûr Robert Lepage saisissant de justesse dans son rôle d’aveugle clairvoyant, mais aussi et surtout Hélène Florent (Fanny). Un seul de ses regards en dit plus qu’un texte entier. Dommage que si peu de cinéastes l’aient remarqué.
*Retrouvez le récit d’une rencontre entre les cinéastes Catherine Martin et Peter Mettler (Gambling, Gods and LSD) proposé par P. Barrette (pp. 41-45) ainsi que l’analyse des deux films de la cinéaste (L’esprit des lieux, dans les villes) par André Roy (pp. 46-47) dans le numéro 131 de la revue 24 Images, actuellement en kiosques.
Photo : Bernard Fougères
22 février 2007