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Critiques

Dans ses yeux

Juan José Campanello

par Pierre Barrette

Quiconque s’intéresse un tant soit peu à la production internationale a eu plus d’une fois ces dernières années l’occasion de questionner le jugement des membres de l’Academy of Motion Pictures quand vient le temps d’arrêter leur choix sur le meilleur film étranger.  Plus souvent qu’autrement, le lauréat est un petit film consensuel, propice à conforter nos amis du Sud dans l’idée qu’ils ont du cinéma qui se fait en dehors d’Hollywood, entité négligeable s’il en est. Dans ses yeux (en anglais The Secret in their Eyes, une traduction plus juste du titre original), de l’Argentin Juan Jose Campanella, constitue à ce titre un choix plutôt réjouissant, ou à tout le moins surprenant quand on considère la nature du projet, un récit complexe et sombre dans lequel sont évoqués la corruption du régime politique argentin dans les années 1970 et les efforts d’un homme (Benjamin Esposito, incarné par Ricardo Darin, très juste) pour faire la lumière dans une sauvage histoire de viol et de meurtre.

Le film n’est pas sans défaut; le rythme y est inégal, avec des moments haletants auxquels succèdent des temps morts qui ralentissent inconsidérément un récit parfois lourdaud ; à certains morceaux de bravoure – voir la poursuite dans un stade de football, dont on peut raisonnablement se demander grâce à quelle prouesse technique il fut réalisé – répondent des scènes dialoguées qui tendent à se perdre en digressions. Pourtant, l’ensemble en vient à fasciner pour des raisons qui n’ont finalement pas grand-chose à voir avec le motif central de l’enquête, et notamment pour l’histoire d’amour jamais consommée entre Esposito et Irene (jouée par Soledad Villamil, superbe), la femme qui fut sa patronne au moment des événements relatés, et qu’il retrouve vingt-cinq ans plus tard lorsqu’il décide d’écrire un roman s’en inspirant. C’est comme si le trouble, à la fois intellectuel et sexuel, qui existe entre ces deux-là se diffusait à l’ensemble du film, et en venait à contaminer les autres aspects du récit d’une atmosphère de non-dits, d’interdits et de sensualité tout à fait palpable.

Sans ne rien vouloir révéler du dénouement-choc, disons simplement à ce sujet qu’il témoigne de la nature volontairement schizophrène du film qui, un peu sur le modèle des allers-retours entre hier et aujourd’hui qui en ponctuent le fil narratif, semble sans cesse hésiter entre sa volonté de séduire le spectateur traditionnel — en offrant notamment une histoire policière plutôt classique – et un désir tout aussi fort de le dérouter, de l’amener ailleurs, dans des zones d’ombre qui sont autant de résonances politiques au nœud de relations psychologiques qui lie ensemble les principaux acteurs du drame. Là se trouve la véritable force de cette œuvre, qui est en même temps son talon d’Achille : car si la tension entre les deux régimes représente ce qui lui permet d’éviter de succomber aux effets faciles de la formule, leur arrimage imparfait – et en outre cette fin-surprise très peu crédible— est ce qui en affaiblit pour nous la cohérence.

 


13 mai 2010