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Critiques

Dark Waters

Todd Haynes

par Ariel Esteban Cayer

À prime abord, le nouveau Todd Haynes a tout d’une commande. Produit par Mark Ruffalo, le film reprend la formule éprouvée du film d’enquête (devenu le hobby de l’acteur activiste depuis Spotlight). Inspiré d’un article du New York Times intitulé « The Lawyer Who Became DuPont’s Worst Nightmare », le schéma narratif est d’emblée évident : on y suit l’avocat en droit des entreprises Robert Bilott qui met en lumière une vaste conspiration corporative. Depuis les années 1970, la compagnie de produits chimiques Dupont (un des six grands groupes du « Big Six ») déverse en Virginie des tonnes d’acide perfluorooctanoïque (C8), essentiel, entre autres, à l’élaboration du téflon. Information face à laquelle le spectateur ne peut qu’osciller dans son siège, entre la rage, l’apathie, l’impuissance et l’anxiété. Tout en étant vaguement rassuré d’avoir désormais les faits en main, ainsi dévoilés par le vertueux cinéma hollywoodien de fin d’année.

Et pourtant. Malgré la formule, Dark Waters s’avère un grand film américain. Une commande, certes, mais à l’ancienne : un Cheval de Troie révélant bel et bien les préoccupations de son auteur, à commencer par la paranoïa environnementaliste qui était déjà au cœur de Safe. Il s’agit également d’une occasion d’approfondir le portrait de l’Amérique moyenne qui sous-tend toute l’œuvre de Haynes : portrait d’une nation constituée en partie de banlieues et de non-lieux normatifs qui étouffent l’altérité, la différence et l’émancipation de soi (de Poison et Far From Heaven à Carol). Dark Waters étend cette préoccupation à tout un pan de la société et en expose les mécanismes. Ici, appartenir, ou non, à ces espaces ne relève plus de la responsabilité individuelle : c’est de la tenure. Autant de fiefs où les classes ouvrières ne travaillent finalement que pour un même Seigneur, un même Dieu capitaliste, un baron de l’industrie chimique qui n’hésite pas à empoisonner la terre pour assassiner ses sujets et ainsi préserver ses profits. L’Amérique moyenne, et l’idée même d’industrie, devient ici une terre de perdition enfumée et malade, dépressive (et déprimée). Les fermiers sont les premiers à périr. La vie de familles entières est achetée, puis éteinte, prématurément, par la maladie et l’impuissance. La fonction de l’avocat est de défendre l’entreprise plutôt que l’individu. Et l’individu en question – la personne morale – relève du mouton noir.

Autrement dit, Dark Waters ne pourrait être plus pertinent, plus adroit, dans sa façon d’aborder le continuum de l’histoire de l’Amérique. Le cas de Dupont devient vite un condensé du monde industriel, reliant l’essor du 20e siècle (bâti sur l’exploitation des classes ouvrières) à l’effort, au profit et aux crimes de guerre (les premières utilisations du polytétrafluoroéthylène remontent à la Deuxième Guerre et au Manhattan Project). De génération en génération, la machine roule, indifférente. Tandis que pour Bilott – un Mark Ruffalo de plus en plus grassouillet et maussade – 20 ans s’écoulent en un clin d’œil. Haynes démontre habilement en deux heures le passage du temps et, ainsi, l’absurdité du chemin à parcourir face à la machine légale et corporative. Voici un monstre de bitume, de verre et d’émanations toxiques, que nos sociétés voudraient immortelle. À l’inverse, l’humain dans Dark Waters est faible et familier, fait de chair frêle et faillible. Il maintient le four allumé, voit sa terre mourir, ses dents noircir, et éventuellement ses organes pourrir d’un cancer évitable, qu’on se borne pourtant à dire qu’il l’a pris par surprise.

Le nouveau Todd Haynes est percutant, donc, car il utilise une forme éprouvée pour nous montrer, plus qu’une enquête, une fin du monde en miniature, présentée au ralenti afin que l’horreur s’installe, progressivement, sous la peau du spectateur. De plus, le souci de représenter l’époque (le tournant des années 2000 et la région du Midwest) recouvre le film tout entier, tel un nuage de pluie acide, subtil mais néanmoins menaçant, analogue à l’immobilisme du conservatisme américain, injuste et rétrograde de 1998 à aujourd’hui. Portez attention aux figurants noirs, aux Américains pauvres, ou encore aux femmes dans le film : non pas oubliés par Haynes mais reléguées aux seconds rôles par rigueur contextuelle. Ainsi, le cinéaste pointe-t-il notre regard, tout au long, vers ceux qui souffrent dans les marges d’une société fondamentalement injuste. Le rôle d’épouse criarde d’Anne Hathaway est en ce sens ingrat, mais il est juste et réaliste. Elle n’est pas ici la « mauvaise femme », simplement la femme de ces mauvaises circonstances (sociales, professionnelles), à l’instar de celles des années 1930 que Haynes filmait, par exemple, dans Mildred Pierce. L’insert d’une pub des années 50, montrant une femme au foyer tenant fièrement une poêle en téflon, sera d’ailleurs pour Bilott le moment eurêka.

Dark Waters déploie son ampleur en marge de son intrigue principale, et Haynes conçoit un film tout en détails de l’Americana malade. Un fouillis de tapis de bureaux, de boîtes en carton recelant d’horribles secrets, de séparateurs écrits à le main et de vitres givrées, parcourues par la caméra furtive et sensible d’Ed Lachman en écho aux textures autrement plus invitantes, des magasins à grande surface de Carol. Ailleurs, c’est le blanc beige des volutes de fumées, ou encore le jaune malade des tours à bureaux, anonymes et menaçantes, qui attire l’attention. Dark Waters gagne en amplitude car il s’attarde à l’environnement de sa tragédie : montre une station service ou encore un Benihana comme s’il s’agissait d’une des sept merveilles du monde, ou d’une toile d’Edward Hopper si celui-ci avait peint la déchéance industrielle. Et si Safe invitait déjà le spectateur dans une intimité pervertie, une domesticité banlieusarde de plus en plus paranoïaque, en voici son envers et son extension : un film passant de la lubie à la réalité, de la spéculation aux faits, aussi horrifiques et éternels que les produits chimiques qui coulent dans nos veines.


10 mars 2020