Days
Ming-liang Tsai
par Gérard Grugeau
Primé à Venise en 2013, Stray Dogs devait être son dernier film. Et pour cause. Le désespoir qui étreignait alors les personnages (un père et ses deux enfants confrontés à une violence sociale qui n’offrait comme ligne d’horizon que dévastation et impuissance) semblait avoir eu raison de l’idée même du temps. Au gré d’une errance perpétuelle, une déliquescence omniprésente suintait à l’écran, chaque plan figé dans sa durée exsudait l’épuisement de tous les possibles, enregistrant la mort inéluctable du désir et le repli sur une solitude abyssale. À ce délitement généralisé, Tsai Ming-liang opposait la puissance plastique de son art qui résonnait comme un adieu déchirant au monde en repoussant à l’extrême les limites du minimalisme. Aujourd’hui, avec Days, en quarante-six plans fixes montés au cordeau, le cinéaste taïwanais renoue avec cette radicalité du récit qui se construit une fois de plus autour du silence. Refermé sur son mutisme, ce nouvel opus est de fait plus que jamais déserté par la parole, sans doute parce que, selon la tradition bouddhiste, les mots divisent et empêchent de voir les choses telles qu’elles sont. Or, le cinéma de Tsai Ming-liang a toujours donné à voir. Par ses motifs récurrents, l’auteur de Rebels of the Neon God (1992) filme depuis ses débuts la mort au travail et le passage inexorable du temps. Comme l’atteste la fidèle présence du comédien Lee Kang-sheng, alter ego du cinéaste, qui est de tous les films, et dont le corps meurtri vieillit à l’écran avec nous et les années, à l’instar du monde alentour.
On le sait, Tsai Ming-liang est un cinéaste du corps. Dès le premier plan de Days, traversé par une ligne blanche qui barre la tête du comédien, nous retrouvons Kang qui, en écho à The River (1997), souffre de maux physiques et cherche désespérément le traitement qui soulagera ses douleurs lancinantes. L’espace d’une nuit, il croisera dans un hôtel de Bangkok Non, un jeune immigré laotien masseur à ses heures. Dans un premier temps, Days décline en longs plans fixes le quotidien répétitif de ces deux êtres englués dans la morne litanie des jours sans fin : les tâches ménagères et la préparation de repas traditionnels pour Non, les visites chez les guérisseurs pour Kang. Un sentiment extrême d’isolement a pris possession du cadre, nous immergeant dans une forme d’état de glaciation qui n’est toutefois qu’apparence tant la caméra bienveillante du cinéaste capte sous la surface les vibrations intimes d’une humanité en souffrance. Mais bientôt, à travers la rencontre de ces deux âmes esseulées, échoués dans une chambre d’hôtel en marge de tout, Tsai Ming-lang repousse la noirceur de notre époque et réintroduit du désir sur les ruines du monde. Répondant à l’urgence de ce désir, les corps se rapprochent, laissant entrevoir la véritable nature de l’être, alors qu’un érotisme diffus embrase le plan et recrée du lien, redonnant au présent son poids de sens. Un cadeau échangé (une boîte à musique égrenant le thème obsédant du Limelight de Charlie Chaplin), un repas partagé en silence dans le tumulte assourdissant de la ville, et le quotidien reprend ses droits. Mais le souvenir de cette nuit brûlante aura laissé au cœur du réel une empreinte indélébile, une trace karmique inconsciente.
Dans cette époque déshumanisée, les personnages inadaptés au monde reprennent leur errance, prisonniers de leur solitude sans fond. Empreints d’une lenteur méditative, les derniers plans de Days émeuvent. On y voit émerger Kang de la profondeur de champ et marcher vers nous, rentrant chez lui dans le silence de la nuit. Puis à la faveur d’un rare gros plan, la caméra isole le visage de l’homme couché. Comme dans Vivre l’amour (1994), mais avec retenue, les larmes perlent aux paupières et le film semble alors se vider de son trop-plein de tristesse accumulé alors qu’une lassitude extrême engourdit l’espace où rôde le spectre de la mort. Pour sa part, noyé dans le brouhaha confus de Bangkok, Non parcourt les rues et s’assoit un instant. Il ressort la boîte à musique offerte par Kang et nous gratifie des notes envoutantes et mélancoliques de Limelight. Le plan s’étire, nous maintenant dans les rets d’une poésie contemplative qui invite à la rêverie. Nous voyons alors avec le cœur et ressentons l’autre malgré son absence. À l’image de l’eau qui fuit comme le sable d’un sablier dans toute l’oeuvre de Tsai Ming-liang, l’amour est en fuite. Il est non-attachement ; comme le tout et le rien, il n’a pas d’existence en soi dans le bouillonnement d’impermanence de la vie, mais l’instant vécu, partagé, même passager, reste éternel tel un fruit doux. Comme le cinéma de Charlie Chaplin qui traverse le temps, immortel, illuminant à jamais la mémoire des hommes.
Le film est programmé au CINÉMA PUBLIC :
vendredi le 5 novembre à 18h00 et samedi le 6 novembre à 21h20.
4 novembre 2021