DE HUMANI CORPORIS FABRICA
Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor
par Laurence Olivier
Le duo du Sensory Ethnographic avait marqué les mémoires en 2012 avec Leviathan, un documentaire immersif qui nous faisait tanguer et rouler sur un chalutier de pêche par l’intermédiaire d’une vision GoPro propre à donner le mal de mer. Malaises, chocs vagaux et nausées sont également des effets secondaires potentiels du plus récent documentaire de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, De Humani Corporis Fabrica, qui offre un regard sur le corps humain en contexte médical. Tourné dans des hôpitaux français, le film permet un accès intime aux organes internes et aux procédures chirurgicales, mais également à un quotidien du soin, du point de vue (littéral) du personnel hospitalier surtout, ainsi que de celui de ses bénéficiaires.
Plus que tout autre chose, ce sont les images médicales qui sont au cœur du documentaire. On pourrait supposer que l’idée originale du film ait émané d’une observation assez simple : étant donné que nombre de procédures chirurgicales sont réalisées à l’aide de caméras, pourquoi ne pas utiliser ces images comme matière d’un film ? En développant, en plus, un modèle de caméra spécifiquement pour le film, les cinéastes offrent des images qui marquent l’imaginaire : nous pénétrons la chair et adoptons quelques minutes à la fois le regard d’un·e chirurgien·ne, maniant de minuscules instruments qui prélèvent, coupent, font saigner par erreur, aspirent, suturent.
En trame sonore de ces opérations, nous entendons le personnel soignant discuter, en fréquences étouffées, comme si l’on enregistrait depuis l’intérieur même des corps opérés. On se plaint du manque de préposé·e·s, du travail mal fait, des outils qui ne fonctionnent pas comme on veut ; on parle d’autre chose aussi, de la pluie et du beau temps, comme dans n’importe quelle conversation entre collègues, générant ainsi des contrastes qui donnent parfois dans l’humour noir. Et lorsque la caméra sort du corps pour montrer les chirurgien·ne·s au travail, la nature éminemment physique de la profession se révèle : comme un mécanicien ou un ouvrier manuel, le chirurgien cloue, visse, tapoche, découpe, tire, pousse. La médecine, science exacte au statut presque saint, ressemble tout à coup à du bricolage risqué.
Voilà qui rappelle le titre du film, emprunté à un traité d’anatomie datant du 16e siècle : avec ses gravures d’écorchés, de scènes de dissection, d’organes coupés pour en révéler les parties, le livre est aux origines de la science anatomique moderne. Et, tout comme le film, la connaissance et la technique qui y sont déployées paraissent tout à la fois barbares et à la fine pointe de la science. Le film trouve son apogée dans ces moments où se côtoient génie scientifique et absolue boucherie, précision de l’acte médical et nonchalance du train-train.
Jouant sur la juxtaposition de la merveille technique et de l’approximation, un des meilleurs plans du film montre des images de scans de cellules cancéreuses en arrière-plan (magnifiques aquarelles abstraites aux entrelacs roses, violet vif, jaunes) pendant que la spécialiste, à l’avant-plan, se plaint de la mauvaise qualité des scans qu’elle doit évaluer. On l’entend avouer la nature approximative du pourcentage de cellules tumorales résiduelles qu’elle note, étant donné qu’il lui manque des renseignements cliniques – typique des gynécologues, dit-elle – et que les scans ne sont pas assez fiables. Ce pourcentage sera celui, devine-t-on, que la patiente entendra plus tard et prendra au sérieux. Ainsi, ce sont ces éléments, davantage d’ordre social, qui permettent à De Humani… de dépasser les simples vidéos de chirurgie qui agrémentent les émissions de vulgarisation scientifique. Le système de santé y est représenté plus largement que l’acte médical : plutôt comme un être vivant aux multiples organes. Ainsi s’adjoignent aux images de chirurgie les séquences filmées dans les sous-sols des hôpitaux, couloirs mystérieusement patrouillés, longs souterrains graffités qui offrent une vision inédite du système hospitalier et qui, visuellement, renvoient directement aux artères et autres vaisseaux humains explorés par les caméras miniatures.
Contribuent aussi à cet effet de zoom out les scènes avec des patient·e·s en psychiatrie, qui permettent une représentation plus englobante de l’idée de la santé. Si elles semblent appartenir à un tout autre registre, voire à un autre film, elles ont cependant le mérite de suggérer, par contraste, une observation glaçante : malgré les avancées technologiques de la médecine moderne, aucune chirurgie ne semble être en mesure de guérir le cerveau, de soigner l’âme. Au 21e siècle, nous n’avons toujours pas trouvé d’autre option que de laisser les patient·e·s psychiatrisé·e·s hurler dans des environnements clos.
On s’explique moins bien, toutefois, la séquence finale, où des médecins se réunissent pour le pot de départ d’un collègue. Après la scène d’un discours ennuyeux, inutilement explicative, pendant que la fête bat son plein, la caméra s’attarde à une murale au style digne des mauvaises caricatures de foire des années 1990 : visages surdimensionnés d’hommes et de femmes souvent nu·e·s, squelettes, actes sexuels confus, animaux. Le travelling sur la murale (caméra à la main, très mobile et pivotante, conformément en ceci seulement au reste du film) est interminable, et cette longue séquence n’ajoute rien à ce qui a été précédemment montré par le film, pourtant parsemé de juxtapositions évocatrices, voire brillantes. Plus encore, la séquence colle si mal au reste du film qu’on en vient à se demander si ses moments les plus forts n’étaient pas, au fond, accidentels – à moins de voir dans cette séquence une autre incarnation de l’humour noir des cinéastes, de leur fascination pour les décalages morbides.
Nonobstant cette fin maladroite et décevante, le documentaire demeure inédit dans sa façon de montrer les soins médicaux et le rapport au corps médicalisé. Le film donne à voir naissances, morts, et toute la confusion qui règne entre les deux. Si la nature extrêmement crue de certaines scènes peut rebuter certain·e·s, on peut toujours se fermer les yeux et écouter, en sourdine, depuis l’intérieur des corps, les papotages des médecins.
19 mai 2023