DECISION TO LEAVE
Park Chan-wook
par Elijah Baron
Surpris de découvrir le délicat et tempéré Decision to Leave, plusieurs journalistes se sont sentis obligés de demander à Park Chan-wook pourquoi son dernier projet était à ce point dépourvu de sexe et de violence – quelle question à poser à un artiste ! –, comme si les éléments extrêmes que l’on associe à son cinéma avaient constitué jusqu’à présent son sujet même, plutôt que des instruments parmi d’autres servant à donner forme à des sentiments particulièrement intenses et dévorants. En faisant preuve de retenue et en remaniant dans ce drame policier sa palette de couleurs habituelle – moins de rouge sang, plus de bleu vert brumeux –, Park bascule vers une représentation davantage implicite de la hantise et de la passion amoureuses, prouvant de manière définitive qu’il a toujours été avant tout un grand cinéaste romantique, fidèle au célèbre précepte de Hitchcock : « Filmez vos meurtres comme des scènes d’amour et filmez les scènes d’amour comme des meurtres. »
Entre la relation incestueuse de Oldboy (2003) et celle, homosexuelle, de Mademoiselle (2016), l’amour dans les films de Park est généralement synonyme de transgression ; c’est un acte qui ne reste pas sans victimes. Fait d’interdits et consacré à l’obsession réciproque qui se développe, au cours d’une enquête criminelle, entre un policier marié (Park Hae-il) et la jeune veuve chinoise (Tang Wei) qu’il est chargé de surveiller, le récit complexe de Decision to Leave efface progressivement toute distinction entre l’amour et le meurtre, jusqu’à ce que les deux convergent en une série de crimes parfaits. La dimension charnelle de Mademoiselle est ici entièrement absente : le sexe reste confiné au cadre dépassionné du mariage – les alliances sont filmées comme des menottes – et tout se joue finalement dans l’imagination et la mémoire des protagonistes, ces derniers étant transformés par leur désir mais incapables de dépasser les barrières qui rendent leurs contacts si brefs et ambigus qu’ils en deviennent d’autant plus sublimes.
Cette chasteté nouvelle permet à Park de se rapprocher de ses inspirations classiques – notamment Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958) et Double Indemnity (Billy Wilder, 1944) –, tout en trouvant de nouveaux moyens d’exprimer ses thèmes de prédilection et d’adapter les exigences du film noir au contexte des années 2020 ; c’est d’ailleurs là qu’on se souvient que le cinéaste coréen a été l’un des premiers à tourner sur un iPhone (Night Fishing, 2011). Ainsi, agissant en tant qu’extensions de la vie physique et psychique des personnages, les appareils électroniques (ordinateurs, montres et téléphones intelligents de toutes marques, logiciels de traduction instantanée) qui abondent à l’écran, en plus d’illustrer la réalité technologique de notre époque, se font indispensables à la progression de l’intrigue : tantôt interceptés, tantôt repêchés du fond de l’eau, ces réceptacles de secrets, de souvenirs et de pensées intimes surveillent et enregistrent l’action avec l’indifférence des morts, provoquant divers retournements de situation dans une œuvre qui ne cesse de s’amuser avec notre perception des protagonistes.
Il faut reconnaître que, quoi qu’on dise du reste du palmarès de Cannes 2022, il était parfaitement logique d’attribuer à Park, pour Decision to Leave, le Prix de la mise en scène, étant donné la place plurielle qu’occupe cette notion dans son imaginaire. De film en film, et surtout depuis deux projets occidentaux conçus un peu comme des maisons de poupées – Stoker (2013), The Little Drummer Girl (2018) – le cinéaste a cultivé son goût pour le spectacle au point de déléguer certaines fonctions à ses personnages : chacun d’entre eux est aussi, à sa façon, un metteur en scène, c’est-à-dire un être capable d’employer l’art de l’illusion pour engendrer sa propre réalité ou influer sur celle des autres. Cette théâtralité se manifeste à travers des choix vestimentaires ou scéniques – une robe qui change de couleur, un papier peint aux motifs trompeurs – tout comme à travers le travail mental d’un enquêteur forcé de se positionner par rapport aux multiples fragments qui demandent à être rassemblés dans une totalité narrative.
En tant que rencontre séduisante entre le masculin et le féminin, la mer et la montagne, le cinéma américain et asiatique, la Corée et la Chine, Decision to Leave est une réussite de plus dans la carrière d’un auteur qui affiche volontiers son talent de prestidigitateur. S’il parvient à déjouer les attentes d’un public déjà gâté par ses tours de passe-passe, c’est moins en élaborant une nouvelle fois une structure dense en ellipses et en volte-face qu’en dotant celle-ci de la symbolique simple et lyrique d’un mythe ancien ou d’une ballade populaire. Un second visionnement peut certes s’avérer utile, mais il n’y a nul besoin de s’enfoncer dans les nombreux détails du scénario pour saisir la portée élémentaire, dans le sens propre du terme – en référence aux forces naturelles –, du lien qui unit et sépare le héros insomniaque interprété par Park Hae-il et l’insaisissable semi-femme fatale incarnée par Tang Wei ; deux figures dont la dimension archétypique se retrouve adroitement manipulée, avec un romantisme pervers qui définit au mieux la vision du cinéaste.
21 octobre 2022