Demolition
Jean-Marc Vallée
par Pierre Charpilloz
Selon tous les critères des sociétés occidentales, Davis (Jake Gyllenhaal) a réussi sa vie. Une belle maison, une belle voiture, de beaux costumes qu’il porte bien, il est l’archétype du banquier d’affaires séduisant. Une vie admirable, bâtie sur le socle d’un mariage parfait. Mais quand sa femme meurt dans un accident de voiture, Davis est pris d’une étrange envie de démolir l’inquiétante harmonie de son existence. Premier film de pure fiction de Jean-Marc Vallée après deux « histoires vraies », Demolition promettait beaucoup, et éveillait l’espoir d’une mise en scène inspirée qu’on avait plus vue chez le réalisateur depuis C.R.A.Z.Y. Des attentes fondées sur une bande-annonce efficacement orchestrée, accompagnée du blues jazzy de Charles Bradley, rappelant la douce folie de la beat generation. Cette fois-ci, le message, la « morale » et le pathos auxquels Vallée nous avait habitués depuis ses premières incursions américaines semblaient évacués. Tout paraissait annoncer « un vrai film de cinéma », avec une mise en scène débridée et audacieuse.
Mais la carte est parfois plus intéressante que le territoire, comme le notait Michel Houellebecq dans l’un de ses romans les plus célèbres. Cela vaut peut-être aussi pour le cinéma, car force est de constater que le film ne tient pas toutes les promesses de la bande annonce. À moins que la mise en scène choisie par Vallée ne se veuille à l’image du personnage principal : atteinte d’une douce folie, parfaitement contrôlée et ne prenant aucun risque. Or, on aurait aimé justement que certains choix esthétiques soient plus osés, ou simplement plus assumés. Au final, les bonnes idées ne prennent pas et seules restent les maladresses, comme l’usage insistant de La Bohème d’Aznavour – une chanson tellement empruntée qu’elle en perd toute sa poésie – pour figurer (ou souligner, on ne sait plus trop) une vie libre que commencerait à entrevoir le personnage principal.
Mais au-delà de la tentative à moitié réussie d’affirmer un style – qui a au moins le mérite d’exister, c’est surtout le scénario, plutôt fascinant, que l’on retient de Demolition. Signé Bryan Sipe, il est centré sur le personnage de Davis, admirablement interprété par l’acteur préféré des Québécois exilés en terres américaines, Jake Gyllenhall. À la mort de sa femme, Davis ne ressent rien, et ne comprend pas pourquoi. Lui qui s’est toujours adapté avec succès à tous les codes sociaux de la vie moderne en communauté, il ne parvient pas à se conformer à l’un des plus élémentaires : le deuil. Pour son omniprésente belle-famille, il apparaît alors comme le mal incarné. Aimait-il vraiment sa femme ? Lui-même s’interroge. Mais quand il s’agit de sentiment, les choses sont rarement aussi dichotomiques qu’on a l’habitude de nous le faire croire dans un certain cinéma romantique.
Sans jamais être théorique sur la nature des relations humaines, entre attachement, dépendance et captivité, Demolition est riche et fascinant. Quand Davis découvre le caractère aliénant de ce qu’était sa vie, son envie est proche de celle d’Edward Norton dans Fight Club : s’affranchir des règles sociales. Mais là où le film de David Fincher semblait en vouloir à toute la société, voire à la terre entière, dévoré qu’il était par la rage d’un adolescent abreuvé de Georges Bataille et de Guy Debord, Demolition est bien plus mesuré. Alors que Tyler Durden en appelait à la violence physique et à l’explosion d’immeubles, Davis préfère démonter minutieusement des unités centrales d’ordinateurs ou filer un coup de main à la démolition d’une maison. A défaut d’avoir une oreille bienveillante disponible pour l’écouter sans le juger, Davis se met également à rédiger des lettres de plainte à une société de machines distributrices de sodas. A l’instar de Ben Stiller dans Greenberg, mais avec moins de colère, Davis écrit d’abord pour lui-même, digressant sur sa vie personnelle en s’abandonnant à une sorte d’autopsychanalyse. De ces lettres découlera une mystérieuse relation épistolaire avec une femme plus âgée que lui, Karen (Naomi Watts). Leur liaison presque maternelle est proche de celle rassemblant Joseph Gordon-Levitt et Julianne Moore dans Don Jon. Mais là ou Moore et Gordon-Levitt jouaient au maître et son disciple, Karen n’a rien à apprendre à Davis. Toutefois, leur rencontre, leurs échanges, les enrichira mutuellement, et le monde finira par apparaître aux yeux de Davis moins binaire qu’il ne l’a toujours été.
Pas assez débridé, trop académique, Demolition ne marquera sans doute pas l’histoire du cinéma. Mais il restera un film intéressant et intelligent sur les relations humaines en milieu tempéré, loin des habituelles conventions sentimentales que nous sert trop souvent le cinéma. À la déprime nihiliste d’un Bret Easton Ellis ou à la profonde mélancolie de l’Ultra Moderne Solitude d’Alain Souchon, Vallée préfère la joie et offre un regard iconoclaste sur la vie affective dans les sociétés modernes, à une époque où les codes sociaux priment, plus insidieusement qu’autrefois, sur la relation et les sentiments. Une vision intrigante qui donne à réfléchir, et peut-être l’une des plus joyeuses nervous breakdown qu’on ait vue récemment au cinéma.
La bande annonce de Demolition
8 avril 2016