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Critiques

Des hommes et des dieux

Xavier Beauvois

par Sandra Dieujuste

Dans une des scènes de Des hommes et des dieux, frère Luc, incarné par Michael Lonsdale, évoque les Pensées : un passage qu’il a récemment relu, qui observe que l’Homme se livre rarement à la violence avec autant d’abandon que lorsqu’il y a recours au nom de convictions religieuses. Ou, suivant la formule de Pascal : « Jamais on ne fait le mal si pleinement et si gaiement que quand on le fait par conscience ». Relevé dans ce constat, l’effet d’une conception du sacré qui considère légitime l’usage de la force ; s’y oppose une autre, prônant pacifisme et fraternité. Deux façons d’appréhender la piété qui se rencontrent dans le plus récent long métrage de Xavier Beauvois, lequel s’intéresse au cas des moines de Tibhirine.

Établis à l’abbaye Notre-Dame de l’Atlas, ces frères trappistes se voient graduellement menacés par la montée des hostilités qui, dès 1991, sévissent en Algérie entre le gouvernement et certains groupes islamiques. Le dilemme se pose quant à savoir s’il faut demeurer au pays ou encore le quitter, qu’un ultimatum en appelant à l’expulsion des étrangers, lancé par l’une des factions terroristes, oblige à trancher. En 1996, sept des neuf moines sont enlevés, puis assassinés.

Sur les circonstances entourant ce dernier évènement, le film de Beauvois ne tente pas de faire la lumière : l’ultime scène montre captifs et ravisseurs s’éloigner sur le terrain enneigé jusqu’à disparaître, leurs silhouettes se confondant au blizzard en une conclusion qui littéralement s’efface. Non pas que le cinéaste se refuse à toute image brutale : la caméra agitée avec laquelle il filme l’égorgement des ouvriers croates ni ne recule, ni ne se détourne. Mais Des hommes et des dieux n’est pas une oeœuvre sur la guerre civile algérienne et, par extension, n’est guère davantage une œuvre sur le rôle qu’y tint la religion. La volonté ici est plutôt de ne montrer que ce qu’il est nécessaire d’en voir afin de prendre pleine mesure de la difficile épreuve que fut l’exercice de la foi et de la liberté dans un tel contexte. Beauvois y parvient en s’astreignant au seul quotidien des moines : les tâches manuelles journalières ; les rituels liturgiques rigoureux et la discipline que sous-entendent ces prières et ces psaumes répétés sept fois par jour; les rapports complices unissant les frères aux villageois de la communauté musulmane qui les abrite.

Si l’on a pu attribuer à un déficit de caractère ou à un manque d’inventivité l’inclination naturaliste des précédentes œoeuvres de Beauvois − qu’on pense à la mise en scène retenue de Nord (1991) ou à celle, dénudée, du Petit lieutenant (2005) −, elle est d’une irréprochable justesse dans Des hommes et des dieux. Le choix d’une lumière réaliste, évoquant celle du jour, de même que le refus de sons et de musiques extradiégétiques, permettant de rendre audible jusqu’au glissement du pas sur le sol, confèrent au portrait que propose le cinéaste une matérialité qui appuie sa perspective humaniste. Ses sujets sont des martyrs, mais non des surhommes : leur foi, rudement mise à l’épreuve, n’est pas à l’abri du doute. Leur unité s’avère pareillement faillible lorsque vient le temps de décider s’il faut partir ou rester : l’alternative d’abord les déchire. Avec la problématique du départ, celle de la liberté : l’officiel algérien encourage les moines à fuir pour qu’ils puissent vivre libres, mais en eux s’impose progressivement l’idée que partir, c’est obéir aux armes, et donc renoncer à cette liberté même que l’on tente de recouvrer.

Rester pour s’affranchir, admettre la mort pour s’en délivrer. Beauvois n’en est pas à ses premières armes en matière de condamnés : mais là où le Benoît séropositif de N’oublie pas que tu vas mourir (1995) refusait son sort jusqu’à la fin, les moines consentent à la mort sans crainte. Une scène se dessine qui évoque la Cène, un dernier repas sur fond de Tchaïkovski (la fameuse mélodie du Lac des cygnes) : la musique accentue d’autant plus le trouble palpable que la mise en scène l’a jusqu’alors évitée. Des gros plans toujours plus rapprochés dévoilent les visages des frères, leurs regards émus et leurs sobres sourires, sur lesquels se lit, non pas la peur de la mort, mais un certain regret de la vie.

Même face à l’imminence du trépas toutefois, le regard de Xavier Beauvois conserve cette humanité qui donne à Des hommes et des dieux sa qualité principale. Il sait se maintenir hors de tout jugement, voir les similitudes plutôt que les divergences. On pense à Lamentation sur le Christ mort de Mantegna, dont le cinéaste s’inspire pour filmer le jeune militant blessé accueilli à la clinique du monastère. Par cette analogie, Beauvois rappelle que ce dernier aussi (qu’on cautionne ou non ses actions) a sacrifié sa vie pour témoigner de sa foi. Et là où se trouvent des instincts communs, il y a sans doute un dialogue possible…

Ce texte est paru originellement dans le numéro 151 de la revue 24 Images.


23 février 2011