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Critiques

DESERT OF NAMIBIA

Yoko Yamanaka

par Bruno Dequen

« Je te connais. J’ai appris à comprendre comme tu penses. » C’est par ces mots présomptueux que le jeune professionnel Honda (Kanichiro Sato) tente de convaincre Kana (Yūmi Kawai) de revenir au bercail. Désespéré depuis que Kana l’a quitté pour aller vivre avec l’apprenti cinéaste Hayashi (Daichi Kaneko), Honda surprend son ex-compagne à la sortie du travail. Mais rien ne se passe comme prévu dans cette ultime tentative de reconquête. D’abord laconique (« Tu n’es pas mon psy », répond-elle le dos tourné), Kana invente un avortement pour faire réagir Honda. Amusée par la culpabilité déployée par son ex, la jeune femme semble ensuite être touchée par ce drame construit de toutes pièces, avant de rejeter à nouveau Honda sans appel. Désemparé par tant de revirements, Honda sort alors le gros jeu. Il pleure, se met à genoux dans la rue et finit même en position fœtale. Tout y passe. Face à tant de pyrotechnie émotive, Kana, sourire en coin, se contente de murmurer « t’es bizarre », avant de continuer son chemin. Que pense-t-elle à ce moment-là ? Contrairement à ce que croit Honda, notre incapacité à répondre de façon simple et limpide à cette question fait la richesse du second long métrage de Yôko Yamanaka. Avec Desert of Namibia, la jeune cinéaste japonaise de 28 ans démontre avec brio que l’héritage de Chantal Akerman est bien en vie et s’affirme déjà comme une voix essentielle du cinéma féminin contemporain.

Porté par une écriture d’une rare acuité et la performance physique phénoménale de Yūmi Kawai, Desert of Namibia fait partie de ces films qui défient la description critique. En surface, tout semble en effet un peu trop convenu. Ancré dans le style caméra à l’épaule et naturalisme de rigueur qui est devenu depuis bien longtemps le langage par défaut du cinéma indépendant, Desert of Namibia observe le quotidien de Kana, une belle jeune femme désenchantée au comportement nonchalant qui alterne entre apathie et brefs sursauts d’énergie souvent teintés de cruauté. Ainsi décrit, Desert of Namibia ressemblerait à Frances Ha en plus aride et moins aimable ; il s’agirait d’une énième incursion dans le mal-être existentiel d’une jeunesse (la Gen Z japonaise, dans ce cas-ci) qui a perdu tous ses repères et peine à trouver sa place dans un monde anxiogène. Or, si le film s’ancre bien dans ce sous-genre surexploité, la force du regard de Yamanaka réside dans sa capacité à proposer une œuvre qui résiste à tous les présupposés condescendants et superficiels qui accompagnent souvent les portraits générationnels. Pour y parvenir, la cinéaste s’appuie dans un premier temps sur le travail corporel de son actrice, qui impose son rythme singulier à tous les plans du film.

Jeune femme japonaise sur un tapis roulant dans une pièce rose

Lorsqu’on aperçoit Kana pour la première fois, elle semble avoir toutes les caractéristiques de la manic pixie dream girl. Large t-shirt, bob bien installé sur sa tête, démarche affirmée et presque enfantine ; la caméra n’aurait même pas eu besoin de zoomer vers elle pour que nous la distinguions immédiatement dans la foule uniforme qui l’entoure. Cet archétype féminin est toutefois rapidement complexifié par Yamanaka et Kawai. Il y a d’abord le regard particulier de Kana, qui oscille perpétuellement entre présence et absence. Lorsqu’une amie d’école lui évoque le suicide d’une connaissance, Kana peine à rester dans la conversation à cause de la discussion audible (et retranscrite via une surcharge aliénante de sous-titres) d’une table d’hommes à côté ; à moins qu’elle ne décroche car elle ne connaissait pas tant la femme en question et semble incapable de simuler l’intérêt poli. Après tout, sa première réaction est un vague étonnement par rapport à l’efficacité d’une poignée de porte pour une pendaison… Si l’effet oppressant des sous-titres a été à juste titre remarquée par de nombreux critiques, le moment clé de cette scène d’ouverture se situe toutefois après la discussion. Dans la rue, voyant que son amie est mal à l’aise, Kana oscille légèrement sur place, avant de se jeter subitement sur son amie pour l’étreindre avec tendresse. Ce court instant de flottement indécis du corps de Kana avant le mouvement sera, à partir de là, le sujet même du film.

Aux antipodes du récit psychologique, Desert of Namibia est avant tout l’étude d’un corps qui, instinctivement, refuse de se conformer aux attentes de la société. Comme elle ne cesse de le dire, Kana ne se comprend pas elle-même, alors que tout le monde autour d’elle agit avec certitude. Si elle semble adopter une certaine indolence provocatrice, c’est surtout parce que Kana se laisse guider par l’incertitude et les pulsions authentiques qui naissent d’un rapport fondamentalement indécis au moment présent, qu’il s’agisse d’hésiter longuement avant de déguster seule une crème glacée, assise par terre dans son appartement, ou de provoquer subitement une dispute avec Hayashi en se jetant sur lui comme une enfant qui a besoin de se chamailler sans savoir pourquoi. Et ce n’est certainement pas le médecin en ligne à l’indifférence à peine voilée qui l’aidera à mieux se connaître, puisqu’il se contente sans conviction de lui dresser la liste habituelle des diagnostics de trouble bipolaire, personnalité limite, maniaco-dépression, etc. Encore nouvelle fois, Kana ne peut que sourire tristement.

La longueur du film et son écriture répétitive sont essentielles pour permettre à Yamanaka de faire changer notre regard sur Kana. L’observation patiente et méthodique de la caméra nous invite progressivement à faire fi des mots et du récit pour nous mettre au diapason des perceptions de Kana. Peu à peu, ce qui semblait relever d’une posture de défiance parfois puérile ou d’une nature que l’on aime qualifier superficiellement d’imprévisible se révèle être un combat intérieur pour un rapport plus libre et authentique au monde. À celles et ceux qui lui suggèrent d’éliminer ce qui la dérange ou de garder ses pensées pour soi, Kana oppose sans relâche une révolte somatique qui finit par atteindre Hayashi. Malgré son pessimisme, Yamanaka refuse ainsi le cynisme et le défaitisme omniprésents à notre époque, en tissant patiemment le tableau d’une belle et véritable rencontre. En acceptant enfin de ne pas savoir, Hayashi regarde enfin Kana pour ce qu’elle est vraiment. Et c’est finalement le monde entier qui les entoure qui a l’air « bizarre ».


31 mai 2025