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Critiques

Design for Living

Ernst Lubitsch

par Helen Faradji

L’oeœil qui pétille, la blondeur platine, le menton en galoche et l’allure d’une fille qui n’a pas l’habitude de s’en laisser conter, Gilda entre dans le compartiment d’un wagon de train en route vers Montmartre. Deux hommes, plutôt séduisants, y dorment côte à côte. Elle les dessine, caricaturant le trait, sans se douter que vient de naître une histoire d’amour comme on n’en vit pas trente dans une vie. L’un est peintre, l’autre écrivain. Et Gilda va les aimer tous les deux, tant pis pour la morale et les convenances.

Le ménage à trois? Quel beau sujet de cinéma! Enfin, fut un temps…… Dans les années 60, Truffaut en faisait dans son Jules et Jim le sujet-miroir d’une société en plein bouleversement pour finalement opérer une volte-face superbe et morbide faisant du couple le seul abri possible d’un amour durable. En 2011, en le mêlant de fantas-toc, Twilight tentait de le réinventer à la sauce réactionnaire en faisant du mariage le seul rempart contre les pulsions d’une jeune fille en fleur. La preuve est faite : la modernité est un état d’esprit, bien plus qu’une histoire de date dans le calendrier. Car c’est en 1933 qu’Ernst Lubitsch, débarqué onze ans plus tôt à Hollywood de son Berlin natal à l’invitation de Mary Pickford, fait de ce fameux ménage à trois l’objet d’un film radicalement en avance sur son temps, radicalement moderne, Design for Living, aujourd’hui chouchouté par Criterion dans une édition digne de ce nom (transfert magnifique, noir et blanc scintillant, et bonus en pagaille dont une version de la pièce de Noël Coward dont est adapté le film). Bien sûr, nous sommes à l’aube de l’application du Code Hays, qui règlementera la production américaine selon des règles de morale publique particulièrement strictes, et l’audace, la liberté de ton et l’érotisme délirant infusant chaque scène de ce petit bijou de comédie sentimentale ne feront pas long feu. Dès 1934, le film est banni par la Catholic Legion of Decency (!) et la Production Code Administration lui refusera son visa de sortie.

Qu’y a-t-il donc de si sulfureux dans cet élégant Design for Living, de si impur, de si impropre à être vu par les bonnes gens? Une femme, d’abord, cette Gilda (Miriam Hopkins, pimpante et terrienne à la fois) qui jamais ne s’excuse, jamais ne minaude devant les élans partagés de son cœur. Elle aime deux hommes? La belle affaire. C’est elle que ça regarde, et la belle assumera ses sentiments avec le panache d’un Cyrano des années folles. Deux hommes ensuite (Fredric March et Gary Cooper, tout de même), deux artistes à qui Lubitsch donne le droit d’être sensibles et virils en même temps, forts et fragiles, sentimentaux et intellos, drôles et profonds en profitant de ces deux attachants et brillants personnages pour rappeler quelques vérités bien senties sur l’importance de la critique (qui, empêchant le confort et la paresse, permet la création) et la précarité, voire la vanité du succès. Et toc.

Et puis, comment taire ces répliques, ciselées par Ben Hecht (un nom établi au rayon des mots qui font mouche, depuis son Scarface l’année précédente), qui disent toute l’impertinence de cette histoire d’amour et de ce personnage féminin ni pute ni soumise, comme on dirait aujourd’hui? « A thing happened to me that usually happens to men », lancera-t-elle aux deux hommes abasourdis. Ou plus tard « We have a gentleman’s agreement. Unfortunately, I’m not a gentleman ». Toutes lancées à ce rythme fou qui fut la marque de commerce de Lubitsch, cet allegro trépidant mais jamais étourdissant, donnant aux dialogues et aux situations cette vitalité et cette richesse dont, devant tant de films si paresseux, on ne peut que se languir aujourd’hui. Mariant à cet esprit piquant des élans de slapstick (Lubitsch est un contemporain des Marx Brothers, cela se sent), dont Woody Allen pourrait être un des rares héritiers encore vivants, Design for Living n’a peut-être pas le raffinement exquis de Trouble in Paradise, le sens du délire de The Merry Widow ou l’incroyable force satirique de ce chef d’œoeuvre qu’est To be or not to be. Mais il rappelle que fut un temps où le mot provocation n’avait pas été vidé de son sens, mais était encore, pour certains artistes, une façon de montrer, par la finesse, qu’une société n’évolue qu’en perdant ses oeœillères.


15 Décembre 2011