DESVÍO DE NOCHE
Ariane Falardeau St-Amour et Paul Chotel
par Gérard Grugeau
D’entrée, le premier long métrage de Ariane Falardeau St-Amour et Paul Chotel est placé sous le signe des étoiles alors que la voûte céleste invite à faire un vœu appelé à demeurer secret, comme tous les vœux. Secret comme la disparition de Violeta Martinez, une jeune patineuse artistique qu’une journaliste canadienne va tenter de retrouver dans un petit village côtier au sud du Mexique, bordé à la fois par une mer tourmentée et une jungle à l’omniprésence menaçante. Voilà pour l’anecdote qui va donner lieu à un film d’enquête envoûtant à la faveur duquel les fantômes de plusieurs disparus vont venir jusqu’à nous, propulsant le fait divers vers des rivages de plus en plus équivoques. Marchant dans les pas de la journaliste (la voix off étouffée de Marie Brassard narre le récit), le spectateur n’a alors d’autre choix que de se laisser gagner par la torpeur moite d’une dérive qui s’adresse à tous les sens. Desvío de noche est à n’en pas douter un film de croyance à l’attente languissante où le regard sans cesse sollicité devient peu à peu l’objet d’une contamination à la croisée de tous les mondes.
Ces fantômes inattendus, ces esprits errants qui s’approchent sans crier gare ne sont pas uniquement ceux que la journaliste fait surgir au fil de son enquête et de ses rencontres avec les villageois. Ce sont aussi les fantômes en cinéma qui hantent le paysage, ceux notamment de Jacques Tourneur, de Apichatpong Weerasethakul, voire de Ian Lagarde (All You Can Eat Buddha) associé ici à la scénarisation. Un cinéma du dévoilement diffus dont la réception mobilise le corps tout entier et qui, par son parti pris liminal, brouille le seuil de perception pour mieux débusquer l’insaisissable au carrefour du visible et de l’invisible. Avec sa structure en deux mouvements disparates (comme chez l’auteur de Blissfully Yours et Tropical Malady, le titre apparait au milieu du film), Desvío de noche est un voyage sensoriel dont l’expérimentation formelle démontre par ses emboîtements énigmatiques et ses circulations insolites une foi inébranlable dans les puissances du cinéma. Et c’est ce qui fait toute sa charge hypnotique.
L’océan de mystère que Violeta a laissé derrière elle à la suite de sa disparition est pris en charge ici par la mise en scène qui explore des zones souvent indéterminées où le réel et la fiction se côtoient à l’envi. Le fantastique n’est jamais loin même si un arpentage des lieux presque documentaire dessine par ailleurs une cartographie de la mémoire où les pistes se perdent dans la mer de l’oubli. Plus le film avance et plus notre perception du réel s’embrume, s’enténèbre. Alors que la caméra glisse, nous sommes là, sans boussole, loin de toute emphase spectaculaire, à guetter les signes tandis qu’à l’avant-plan, des grilles, des cadrages de fenêtre, des buissons et autres frondaisons entravent notre regard, nous maintenant le plus souvent à distance du moindre indice. Au hasard des rencontres, la vie du village prend pourtant corps, mais le conte et les rumeurs locales nous parviennent (une éclipse solaire totale, la nostalgie d’une communauté perdue), contaminant à leur tour le réel. Et notre regard de se perdre dans une multitude de reflets alors que les contraires s’observent et fusionnent.
Parmi ces reflets, ces échos : le tableau d’un vautour fondant sur une possible proie. Un tableau non remarqué dans un premier temps par l’un des protagonistes et qui sera finalement « vu ». Le tableau comme une métaphore de l’acte de voir, une révélation qui dessille soudain les yeux pour qui sait accueillir la chair concrète du réel et l’étoffe des rêves. On pourrait dire que, par ses choix de mise en scène, Desvío de noche adhère aux propos d’un homme de la forêt qui parle de visions, que son discours semble associer à des hallucinations aussi bien visuelles qu’auditives tant le dispositif sonore se manifeste parfois avec force dans ces lieux isolés de la forêt que nous traversons. Subtilement, cette idée de « vision » annonce le deuxième mouvement du film où deux hommes (Abdul et Richie) entrevus sur la plage par la journaliste prennent en quelque sorte possession du cadre pour nous entraîner dans un entre-monde aux frontières de plus en plus poreuses. Le détour de la nuit du titre est là, dans cette transition inattendue qui va alors ouvrir des passages dans les méandres d’un rêve ensommeillé.
Après l’apparition du titre, l’énigme s’épaissit, et tous ces récits dissemblables vont se féconder et se reconfigurer. L’histoire d’un trésor perdu refait surface, une chanteuse de bar nous gratifie de sa mélancolie, les étoiles nous regardent, les fantômes se pressent en arrière-plan… et notre perception du monde de s’élargir encore. Puis vient le temps où les deux personnages marchent et s’enfoncent dans le dédale d’une nature exubérante qui les avale peu à peu. Un fantôme passe à travers un voile suspendu et, bientôt, une porte se détache au sein de la forêt. La caméra s’avance alors et pénètre dans une pièce entourée de piliers. Ce dernier plan nimbé de mystère nous plonge plus avant dans une torpeur opiacée. Cette destination serait-elle le château légendaire évoqué plus tôt par des villageois attablés ? Happé par nos propres songes en cinéma, peut-être peut-on y voir aussi une chambre d’échos, une chambre à la Stalker où tous les vœux, même les plus secrets, peuvent être exaucés à l’ombre des étoiles.
21 septembre 2023