Dheepan
Jacques Audiard
par Pierre Charpilloz
Dheepan n’est pas Dheepan, et sa famille n’est pas sa famille. Tel est l’étrange destin de cet ancien chef de guerre, fuyant grâce à l’identité d’un mort son Sri Lanka natal pour la France, un refuge par défaut. Avec lui, une femme et un enfant commis d’office, des étrangers d’un camp de réfugiés pour un ersatz de famille. Palme d’Or du dernier Festival de Cannes, le nouveau film de Jacques Audiard a l’allure d’un drame social, mais c’est une tragédie portée par des personnages prêts à tout pour survivre. D’abord vendeur de bibelots à la sauvette en plein Paris, puis gardien d’immeuble dans une cité de banlieue, Dheepan, comme sa nouvelle famille, n’aspire qu’à la paix et à la tranquillité. Mais telle une malédiction, la guerre semble le suivre à la trace. Et si le béton des grands ensembles a remplacé la forêt tropicale, la violence est la même.
L’une des réussites du film, ce sont ses personnages, tentant sans cesse de résister à cette fatalité qui les poursuit. À commencer par Dheepan lui-même, joué par Antonythasan Jesuthasan, acteur Tamoul à l’histoire similaire à celle de son personnage : ancien soldat des Tigres Tamouls au Sri Lanka, il a trouvé asile en France. À l’instar des personnages du film, il a un temps fait partie de cette minorité silencieuse, réfugié d’une guerre inconnue, d’un pays oublié. La guerre civile Sri-Lankaise, que fuient Dheepan et les siens, n’a pas eu la médiatisation des révolutions arabes. La situation est peut-être trop complexe, pourrie par 25 années de violences, d’attentats-suicides, et de tortures commises par les deux camps, n’offrant plus que la fuite comme échappatoire. Ou peut-être que le pays est trop loin et trop différent pour susciter de l’intérêt. « En gros, c’est en Inde », répond l’un des jeunes de la cité à Yalini, la « femme » de Dheepan, quand elle lui explique qu’elle vient du Sri Lanka. Ce jeune, c’est Brahim (Vincent Rottiers), le seul personnage attachant parmi les dealers de drogue et les caïds locaux qui peuplent les immeubles. Comme Dheepan, c’est « un homme bien » devenu criminel par le hasard de son environnement.
Mais au-delà de ça, et malgré les apparences, Audiard délaisse ici le discours politique et social qu’il avait pourtant expérimenté dans son précèdent film (De Rouille et d’os). La mise en scène presque naturaliste par moments de Dheepan, et son sujet brûlant d’actualité (des migrants fuyant la guerre) semblent pourtant nous indiquer le contraire. On connaît l’habitude du réalisateur de mélanger des situations réalistes à une mise en scène proche de la série B., mais ici, c’est l’inverse : la violence crue, brutale, les guerres de gangs, côtoient des saynètes de précarité sociale et des tableaux naturalistes sur la vie en banlieue. C’est l’Esquive qui rencontre Banlieue 13, pour le meilleur et pour le pire. Evidemment, c’est efficace, et certaines scènes sont d’une rare intensité. Mais cette violence, dénuée de toute distance nous apparaît décuplée en se présentant comme « réelle ». Pourtant, soit Audiard fantasme une banlieue comme un ghetto où seuls la drogue, les armes et l’honneur ont droit de citer, soit cette violence est exagérée, cinématographique, comme dans un bon vieux film de gangster. En procédant ainsi, mêlant intrigue de drame social et climax de thriller, Audiard joue un jeu dangereux. La banlieue qu’il nous propose, avec pour seuls fondements une violence cruelle et inexpliquée, fait peur. Et elle fait peur avant même que la violence elle-même ne surgisse. Dès que Dheepan et sa nouvelle famille arrivent dans la cité, d’emblée présentée comme délabrée ; dès les premiers plans montrant des jeunes sur les toits tels des snipers, et d’autres contrôlant les entrées des immeubles, on sait que cette violence arrivera, que cet équilibre précaire s’effondrera à la moindre secousse.
Dans un polar ou un thriller d’action, cette tension permanente est excitante, et donne au film sa force. Mais dans un portrait naturaliste, cette représentation suscite des questionnements sur la perception de la banlieue que propose le cinéaste. À travers sa mise en scène, le film présente cet environnement et ses habitants non pas comme un espace habité de personnages de fiction, mais comme des fragments de réalité. Sans réelle volonté de comprendre, ou même de dénoncer, cet âpre constat fait froid dans le dos, et contribue à la stigmatisation. Gangrénée par la violence, cette banlieue ne nous est pas montrée comme un cas exceptionnel, mais comme un exemple parmi d’autres, antithèse absolue de la banlieue anglaise parfaite présentée à la fin. Le film manque parfois de nuance, ou de compréhension. Audiard ne cherche pas à comprendre ces caïds de banlieue qui fouillent les sacs, qui font la loi avec leurs armes : il les méprise. Or, comprendre ce n’est pas excuser, comprendre c’est connaître. Malgré des personnages intéressants et une histoire forte et complexe, Dheepan ne fait que semblant de connaître son sujet, et donne au final une désagréable impression d’esbroufe.
La bande annonce de Dheepan
18 février 2016