Dieu existe, son nom est Petrunya
Teona Strugar Mitevska
par Jérôme Michaud
Le film s’ouvre sur Petrunya, seule, à distance, vue en plongée au milieu d’une immense piscine enneigée. Soudain, la pièce métal Pank! Pank! Pank! du groupe Verka démarre, ponctuant l’image de sa batterie fébrile et de ses cris punks. Au même moment, la caméra se rapproche descendant vers la jeune femme. Puis, sur une coupe franche au noir et une interruption simultanée de la musique, le titre apparaît : Dieu existe, son nom est Petrunya. Introduction mémorable qui traduit l’intériorité révoltée de son personnage principal, ce plan d’ouverture détonne radicalement avec la sobriété du style qu’adopte le reste du film. Il permet de placer en exergue la rage tranquille qui habite Petrunya et que le film n’aura de cesse d’expliciter. Avec son dernier opus, Teona Strugar Mitevska entraine son spectateur au cœur d’une satire religieuse, policière et médiatique qui propose un constat grinçant sur la place qu’occupent les femmes dans la Macédoine actuelle.
Le film déploie tous ses enjeux à partir d’un seul évènement catalyseur : alors que Petrunya assiste à la célébration orthodoxe de l’Épiphanie du 19 juillet nommée Vodici en Macédoine, au cours de laquelle, à travers le pays, des prêtes jettent des croix dans des rivières que des groupes d’hommes doivent récupérer, l’impulsion la pousse à se jeter à l’eau et à s’emparer du symbole religieux, bousculant ainsi l’ordre établi. Se sauvant avec la croix, Petrunya s’attire les foudres d’une foule d’hommes à la masculinité toxique évidente, alors que le clergé s’en remet à la police pour la pourchasser et récupérer l’objet. Strugar Mitevska tire alors à gros traits, jusqu’à la satire, sur ces deux institutions qui, par alliance, malgré des valeurs incompatibles, tentent de forcer déloyalement Petrunya à restituer la sacro-sainte croix. À ces deux organisations raillées s’ajoute le monde des médias, représenté par une jeune journaliste télé qui doit affronter ses patrons pour continuer à couvrir l’histoire de Petrunya, qu’elle croit digne de mention et ce, jusqu’à ce que son entêtement provoque son renvoi.
Petrunya est d’emblée présentée comme une antihéroïne tant elle cumule les caractéristiques que les cinéastes réservent habituellement aux personnages les plus négligés. Issue d’un milieu modeste, elle est dépeinte comme une « adulescente » sans emploi, fainéante et gourmande. Dans un monde qui ne l’a jamais avantagée, elle essaie tant bien que mal de trouver sa place. Globalement, le film présente Petrunya comme une victime, la plaçant au centre d’une jungle toute masculine, idée d’ailleurs brillamment mise en image grâce au papier peint d’une forêt dense dans le commissariat de police. La cinéaste fait du visage de Petrunya le point focal de son récit. En concordance avec les événements vécus par sa protagoniste, elle le coupe, l’inverse, l’obstrue et le floute, tout en lui laissant parfois un espace à l’image pour qu’il s’exprime, tout en retenue et en silence. La résilience dont Petrunya fait preuve face à l’accumulation ahurissante d’injustices qui l’assaillent est ce qui fait basculer son statut vers celle d’une héroïne calme et forte dans la tourmente, alors que les institutions se discréditent d’elles-mêmes dans leur acharnement injustifié à son égard.
Si le film souffre parfois d’un manque de subtilité, satire oblige, la qualité du scénario lui permet de sauver la mise même si on frappe à peu près toujours sur les mêmes trois clous (quatre si on inclut la horde d’hommes farouches). La cinéaste réussit avec brio à produire une image forte des structures patriarcales et misogynes de son pays, structures au sein desquelles les femmes peinent à se tailler une place. Le film est un appel à la poursuite des luttes féministes. Il montre les failles ouvertes d’un monde masculin qui, comme ici, peut aisément être déstabilisé par l’apparition inopinée d’une figure féminine lors d’un rite religieux. Le film est d’ailleurs inspiré d’un fait réel, celui d’une femme qui a créé tout un émoi à Chtip en 2014 en surgissant des eaux avec la croix. Si le geste d’une seule femme peut conduire à une telle cohue, on imagine quel pourrait être le résultat d’une action faite par un groupe de femmes organisées. Dans un film où l’absurdité exacerbée des institutions amène Petrunya à déclarer : « Je suis une femme, pas une idiote ! », force est d’admettre que l’idiotie est bien dans l’autre camp, dans celui où les lois et les préceptes du patriarcat ne font que se perpétuer mécaniquement depuis trop longtemps.
30 janvier 2020