DISCRÈTES
Sophia Belahmer et Juliette Gosselin
par Frédérique Khazoom
Websérie de 10 épisodes écrite et réalisée par Sophia Belahmer et Juliette Gosselin, Discrètes est un thriller féministe mettant en vedette Macha (Juliette Gosselin) et Gaby (Aurélia Arandi-Longpré), deux préposées à l’entretien ménager travaillant de nuit dans une tour de bureau pour la compagnie Discrètes. Lorsque Gaby se fait agresser sexuellement par un membre d’un cabinet d’avocats sur leur lieu de travail, les deux jeunes femmes décident de se faire justice elles-mêmes en confrontant l’assaillant de cette dernière. Commençant par de petites vengeances ludiques, les actes commis par Macha et Gaby augmentent rapidement en sévérité et menacent d’atteindre un point de non-retour. Discrètes, en s’attaquant à ce sujet important, représente efficacement le sentiment d’injustice et d’indignation qui touche les femmes victimes de violence sexuelle, sans toutefois démontrer les failles du système judiciaire qu’elles dénoncent et duquel elles se méfient.
À travers cette quête de justice, la websérie met en lumière la double culture du silence qui persiste encore aujourd’hui malgré le mouvement #MoiAussi (#MeToo) de 2017 : celle des victimes, contraintes à se taire par peur de représailles et du jugement des autres, et celle des institutions, dont les procédures judiciaires lourdes et invasives réduisent plusieurs femmes au silence en les décourageant de dénoncer leurs agressions. Spécifiquement, la websérie personnifie les dilemmes moraux des victimes par ses deux personnages principaux d’un côté, et l’antipathie du processus judiciaire par les membres du cabinet d’avocats dont fait partie l’agresseur de Gaby de l’autre. Cela se reflète également sur le plan esthétique. En effet, Discrètes privilégie une atmosphère froide, renforcée par une colorisation et des décors modernes et bruts aux tons gris dans tous les espaces associés à la justice, qu’il s’agisse de la maison de l’avocat/agresseur, de la tour de bureaux ou encore de l’espace de concession automobile où Macha confronte son agresseur et tente d’obtenir justice. Seuls les lieux où les deux jeunes femmes se sentent en sécurité et en contrôle, comme l’appartement de Macha, la librairie où elle travaille et la forêt, échappent à cette esthétique et offrent une ambiance chaleureuse.
Le cadre de ces espaces façonne aussi le rôle social attendu des deux protagonistes à l’intérieur de ceux-ci. Notamment, Macha et Gaby agissent en tant que préposées à l’entretien ménager dans la tour de bureaux où elles travaillent et qui abrite le cabinet d’avocats; elles se doivent d’être professionnelles et discrètes dans leurs actions afin que personne ne remarque leur présence. Cependant, lorsque Macha et Gaby transgressent cette règle en immisçant leur vie personnelle dans cet espace ou en refusant d’être discrètes pour se faire justice elles-mêmes, elles sont punies et forcées à se taire sous menace de poursuite judiciaire, de dénonciation et de renvoi. Le message central de cette double culture du silence intériorisé par les femmes (celui de rester « discrète », que ce soit pour se protéger ou parce que les systèmes en place les y obligent implicitement ou explicitement) est donc au cœur du récit.
La force principale de Discrètes se trouve dans sa représentation nuancée et son exploration psychologique, mise en lumière par le scénario et le jeu des deux actrices, du silence intériorisé des victimes de violence sexuelle. À travers le cheminement personnel de Macha et Gaby, la websérie illustre différentes raisons et circonstances qui poussent une femme à se taire : le doute sur la légitimité de son expérience et sa crédibilité en tant que victime, la honte, la peur de ne pas être crue ou encore la volonté de tourner la page. En opposant ces deux personnages aux parcours différents et aux personnalités contraires, la série déconstruit l’idée d’une victime « parfaite » et met en lumière certains jugements implicites qui pèsent sur les femmes en fonction de leur statut socioéconomique, de leur origine ethnique et culturelle, de leur attitude, de leur passé, etc. La grande attention visuelle et narrative accordée par Discrètes au monde intérieur des deux jeunes femmes positionne donc la websérie comme leur alliée et confidente. Ceci devient de plus en plus évident alors que le désir de vengeance de Macha et Gaby grandit. Notamment, lorsque leurs actions finissent par aller trop loin, la websérie s’empare de la justice pour rendre son jugement, choisissant de protéger les deux protagonistes et garder leur secret au lieu de les punir.
Cependant, si Discrètes dépeint bien la crise émotionnelle de Macha et Gaby, elle relègue à l’arrière-plan l’oppression systémique du processus judiciaire en matière d’agression sexuelle. En effet, l’intrigue évoque surtout cette oppression d’un point de vue symbolique, notamment à travers le personnage de l’agresseur, un avocat qui maîtrise les failles du système et qui commet un « double crime » : l’agression de Gaby et la défense réussie d’un autre agresseur. D’une part, en positionnant ce personnage comme supérieur aux victimes de violence sexuelle par sa connaissance de la loi et du système judiciaire, la websérie souligne bien les inégalités entre les hommes et les femmes aux yeux de la loi en matière de crimes sexuels. Toutefois, en concentrant sa critique du système légal au personnage de l’avocat/agresseur, elle se limite à une simple mise en situation : elle fait allusion à un système partial sans vraiment en dénoncer les implications concrètes. Ce manque de profondeur affaiblit l’impact de la websérie, qui s’arrête donc à un constat plutôt qu’à une réelle critique de fond. Malgré ces réserves, la websérie demeure toutefois une œuvre de fiction engagée qui résonne avec les débats sociétaux contemporains sur la justice en matière de violences sexuelles contre les femmes.
24 avril 2025