Disgrace
Steve Jacobs
par Juliette Ruer
David Lurie a 52 ans, il est professeur de poésie à l’université du Cap, en Afrique du Sud. Il doit quitter l’université après une relation avec une de ses étudiantes et part retrouver sa fille, Lucy, qui vit seule à la campagne. Trois jeunes noirs vont les attaquer sauvagement, violant la fille et brûlant le père. Marquage indélébile, violence prévisible, symbole douloureux de l’état des lieux : l’histoire de Disgrace marque la fin des privilèges.
Disgrace est l’adaptation du Booker Price de 1999, signé par le grand écrivain sud-africain, prix Nobel de littérature 2003, J. M. Coetzee. Si les nuances de l’écrit s’estompent souvent dans la franchise de la lumière cinématographique, certaines histoires souffrent moins que d’autres de la transposition. Et la mise en images peut servir de levier à d’autres réflexions, appuyant ainsi d’autres morales. Disgrace fonctionne au cinéma.
Cette histoire a plusieurs ramifications, mais un seul tronc, essentiel : en suivant la déchéance d’un homme, on assiste à son éveil au désespoir. Le personnage de Lurie combine plusieurs chemins vers la lucidité : l’intellectuel blanc qui vit sans se soucier des différences raciales s’ouvre les yeux sur la réalité post-Mandela et s’aperçoit qu’il n’a plus droit à rien. L’homme sûr de lui tombe de son piédestal. Et puis, le quinquagénaire amoureux vieillit, devient invisible aux yeux des femmes, et il doit tourner la page. Enfin, le poète libéral qui veut écrire un opéra sur Byron finira par tuer des chiens dans un chenil. La fin de l’insouciance, la fin du désir, la fin de tous les orgueils Toutes ses petites morts ne sont pas de même valeur, et le regard que porte l’écrivain (et le réalisateur australien Steve Jacobs en copie conforme) sur l’Afrique du Sud est de loin le plus grave, le plus sombre, le plus important. L’inquiétude de l’individu face à sa mortalité est fatalité, celle de voir son pays qui ne peut se relever de ses inégalités est insupportable.
D’où l’importance du personnage de Lucy, sa fille, qui refuse de participer au cercle de la misère et du racisme jusque dans sa chair (elle est enceinte suite au viol). Seule contre un système, elle ne personnalise pas encore l’espoir d’un revirement. L’homme blanc, son père, est trop atterré pour combattre et Petrus, fermier noir et copropriétaire de Lucy, est trop habitué aux humiliations pour se battre. Tous les deux dans leur égoïsme forcené ont forgé le pays; la jeunesse n’a pas encore la force de changer la donne.
Manque l’audace
Comme le texte, le film traite les hommes, les animaux et les paysages sur le même pied d’égalité et droit dans les yeux. Rien n’est considéré plus important qu’un chien. Ou qu’une pierre. La maison de Lucy (complètement construite pour les besoins du tournage), les intérieurs urbains, la clinique vétérinaire, etc… : tous les lieux sont mornes et pauvres. Rien n’a été filmé pour être beau. Mais cette notion d’âpreté n’est malheureusement pas rendue dans toute sa puissance. Le paysage, si aride soit-il, rayonne sur la pellicule. Même via DVD sur l’écran maison. Et là où une mise en scène audacieuse aurait ancré ce désespoir, nous l’aurait rendue indélébile comme savait faire Antonioni, le parti pris de la simplicité du réalisateur (peu de musique, des ellipses nettes et bien choisies, des cadrages sans intention dramatique, des acteurs sans expérience, mais très justes) n’enfonce aucun clou de façon permanente, ne génère pas d’émotion particulière, n’ose pas assez le désespoir. Il y a aussi John Malkovich en David Lurie qui fait ce qu’il peut pour tomber, mais sans y arriver vraiment. Il vacille, mais sa superbe étrange n’en est pas tellement bousculée (troublant : dans le Behind the scenes du DVD, l’entrevue de Malkovitch laisse perplexe, et l’on peut se demander si l’acteur existe en dehors de ses personnages
)
Mais même sans l’audace si lucide du livre, l’essentiel est passé. Sans être une grande oeuvre, ce film nous sonne les cloches. Encore une fois. À voir.
6 mai 2010