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Critiques

Douleur et gloire

Pedro Almodóvar

par Gérard Grugeau

Au chapitre des grands films mettant en scène un cinéaste dépressif, soumis aux affres de la création, il y a eu le 8 /2 de Fellini (1963). Il y aura désormais Douleur et gloire de Pedro Almodovar pour siéger au panthéon des œuvres incontournables qui partent du récit de soi et d’une figure d’alter ego, pour remonter aux origines de la sublimation artistique, là où les douleurs qui accablent cristallisent avant de muer en poussières de gloire. Chez Almodovar, tout est matière en mouvement, anamorphose, comme les couleurs mouvantes du générique, comme les sentiments fluctuants de ce nouvel opus. Les premiers plans passent ainsi de la minéralité d’un mur à la surface aqueuse d’une piscine où Salvador Mallo (Antonio Banderas), cinéaste en panne d’inspiration, surnage entre deux eaux. Son corps arbore une longue cicatrice qui pourrait faire penser aux marques d’une césarienne. La remarque en soi fait sens (même s’il s ‘agit ici du dos du personnage), car Douleur et gloire tient de l’enfantement, d’une remise au monde, de la sortie d’un état léthargique où l’objet même du désir aurait été dérobé à la conscience. Tout le mouvement en profondeur du film va vers cette confrontation avec le refoulé, favorisant au final l’émergence d’une scène originelle occultée, dont l’oblitération semble avoir induit insidieusement la perte de soi. Nimbé d’une beauté mélancolique qui nous garde en permanence dans une émotion diffuse, Douleur et gloire avance ainsi soumis aux tensions d’un récit qui cherche sa plénitude apaisée. Et qui la trouve, loin des mélodrames chatoyants habituels, dans une écriture de l’intime et de la maturité dense, sobre mais constamment irriguée par la vie.

À l’heure des bilans, Almodovar n’a plus rien à cacher. Sans doute est-ce là le privilège de l’âge. Même si le cinéaste madrilène ne renie en rien les sinuosités narratives propices aux mouvements de l’âme et aux glissements temporels qui ont fait sa marque, le film suit ici une ligne étonnamment claire, à l’image des graphiques médicaux ou autres radiographies numériques qui explorent le corps à nu de Salvador et rendent compte de ses multiples pathologies et somatisations. Me voici en chair et en os, voici la peau que j’habite, semble nous dire le cinéaste, convoquant sans faux fuyant de séquence en séquence l’acmé de ce qui est dans l’ici et maintenant d’un rapport sensible au monde, à soi et aux autres. L’émotion est là palpable, à fleur d’écran, magnifiquement portée par le jeu rentré mais constamment habité d’Antonio Banderas. Au fil de son introspection, Salvador renoue avec Alberto, un ancien acteur (Asier Exteandria) auquel il confie un scénario en attente destiné au théâtre. La drogue qui va les lier pour éloigner un temps la douleur, l’étouffer, devient alors matière à fiction, élément diégétique parmi d’autres pour se glisser dans les interstices du temps, favorisant ainsi avec fluidité la circulation souterraine des affects entre passé et présent.

Pour Salvador, l’amour du cinéma est de l’ordre des sensations. Il trouve sa source dans l’enfance, là où les projections extérieures dans la brise des soirs d’été étaient liées à l’odeur du jasmin et de l’urine. L’écran blanc, source de lumière – et ici élément de décor – sera donc au cœur de la théâtralisation du monologue qu’Alberto va livrer sur scène devant public, faisant resurgir au propre comme au figuré les fantômes du passé. Prétexte chez Almodovar pour évoquer avec un minimalisme troublant de sensualité, la glorieuse époque de la movida sur une simple chanson de Grace Jones et, dans le dépouillement le plus absolu, loin de la séduction des formes et de tous les artifices exacerbés de son cinéma, s’en remettre un instant à la seule jouissance du verbe. L’âme ouvre alors des portes sans fracas, loin de tout sentimentalisme, et le tout est bouleversant de vérité. D’autant plus qu’au milieu du public s’est glissé Federico (Leonardo Sbaraglia), grand amour perdu de Salvador qui, lors de brèves retrouvailles avec le cinéaste, conduira plus tard à une scène aussi déchirante que les chansons de Chavela Vargas. Disons-le, il y a là, passant par les corps de ce trio masculin reconstitué, un nœud charnel irréductible qui semble échapper à toute tyrannie du récit pour exister naturellement, s’épanouir dans un être au monde apaisé, poussant la mise en scène vers une sorte d’épiphanie érotique des plus subtiles qui se retient pudiquement au bord, à la lisière du cadre.

Cette idée de la cohabitation des arts avec son jeu de leurres n’est bien sûr pas nouvelle chez Almodovar (voir Tout sur ma mère, Parle avec elle). Ici, partant de l’intranquillité du présent, cette stratégie narrative rend possible la remontée au point d’ancrage de l’élan créatif, donnant lieu à un film dans le film qui permet à Salvador de renaitre en cinéma. Le récit passe d’abord par une sublime évocation de l’enfance où les formes et les couleurs du monde éblouissent, vibrantes comme les souvenirs magnifiés. Un groupe de lavandières chantent au bord de la rivière, comme les femmes de Riz amer, mais sans la charge politique du film de Giuseppe de Santis (1949). Juste l’expression d’un bonheur de vivre dans l’Espagne pourtant pauvre et franquiste des années 1960. Un jeune garçon, Alberto (Salvador enfant), couve du regard la mère tant aimée (Penélope Cruz), véritable apparition dans le soleil aveuglant de l’été. Magie pure de la lumière, récurrente dans le film car indissociable du cinéma et de l’écran blanc sur lequel Salvador recherchera de façon obsessionnelle la fleur de son secret, qui prendra ici la forme d’un jeune maçon à la beauté terrassante (César Vincente), figure liées aux émois du premier désir. Le premier désir : tel sera d’ailleurs le titre que Salvador donnera à ce film qu’il va tourner au sortir de sa torpeur paralysante qui le maintenait impuissant et assailli de maux dans son appartement rempli d’artéfacts colorés, associés à ses succès d’antan. Une gloire vue ici comme un musée qui rassure autant qu’il emprisonne. « La gloire est le soleil des morts », disait Balzac.

Dans Douleur et gloire, le désir tient donc lieu de fil d’Ariane au sein d’une vie jadis pleinement vécue mais aujourd’hui pétrifiée. Un désir associé au désir de cinéma qui sera enfin retrouvé à l’issue d’un récit écartelé sans cesse entre des pôles antagonistes : la douleur présente du corps et la gloire passée, la stagnation et la remise en mouvement, l’obscurité et la lumière, la réclusion intérieure et la rumeur lointaine du monde. Un désir qui, dans son pouvoir d’ébranlement fondateur, s’abreuvera pour renaitre à l’irréalité du cinéma, un cinéma plus réel que la vie, brulant comme la blancheur de la chaux, incandescent comme les souvenirs fiévreux des amours défuntes, des liens familiaux perclus de regrets et autres étreintes brisées. Ce refoulé qui libèrera l’imaginaire du cinéaste surgira du fond d’une « grotte » à la blancheur immaculée, lieu de vie précaire d’Alberto et de ses parents, mais aussi antre de toutes les fabulations enfantines et surface de projection virginale d’où naitront – et sur laquelle seront projetés – les films à venir. Comme si Almodovar, alchimiste des images, façonnait aujourd’hui sa propre allégorie de la caverne à la croisée de tous les mondes.

Vision primitive d’un amour inconditionnel, figure iconique cinématographique, l’image sublimée de la mère qui parcourt le film sera du dernier plan, dessinant une mise en abyme réflexive d’un cinéma dédié de toute éternité à l’amour des femmes. En amont, pourtant, dans Douleur et gloire, l’image de la mère vieillissante (Julieta Serrano) se brouille, porteuse d’une soudaine acrimonie envers la trahison d’un fils qui aura rompu, jeune, avec le milieu familial contraignant des campagnes austères pour obéir à la loi du désir, succombant par la même occasion aux sirènes du cinéma et à l’émancipation de la ville en pleine movida. Cette amertume proférée laisse Salvador dans une sorte de désespoir paisible, délesté de tout désenchantement. Douleur d’un rendez-vous manqué avec la mère morte peu de temps après, mais dont le baume cathartique du cinéma viendra atténuer les effets : la Penélope Cruz du Premier désir ferme le film, Alberto enfant à ses côtés. Sublimant toutes les douleurs, l’art se porte au secours de la vie, réconciliant ce qui n’a pu l’être tout à fait. Dans le giron du cinéma, nous murmure Almodovar, l’amour vient sans raison, sans mesure.

Espagne 2019 / Ré et scé. Pedro Almodovar / Ph. José Luis Alcaine / Mont. Teresa Font / Son Marc Orts / Mus. Alberto Iglesias / Int. Antonio Banderas, Penélope Cruz, Asier Exteandia, Leonardo Sbaraglia, Julieta Serrano, Nora Navas, César Vicente, Cecilia Roth / 114 minutes / Dist. Métropole Films.


21 octobre 2019