Je m'abonne
Critiques

DRIVE-AWAY DOLLS

Ethan Coen

par Ludi Marwood

Marian (Geraldine Viswanthan) et Jamie (Margaret Qualley) sont fatiguées de la scène lesbienne de Philadelphie. La première, seule et blasée depuis trop longtemps, a cruellement envie de changer d’air ; la seconde, fraîchement célibataire et butch à temps plein, a surtout besoin de fuir une rupture qu’elle a elle-même provoquée. Les deux amies décident alors de tout quitter et de partir en road trip à Tallahassee. Passant par un drive-away, un service où l’on peut louer des voitures pour les acheminer à un autre client, les deux femmes se rendent rapidement compte que, dans leur coffre, se cachent une mystérieuse mallette et une pléthore d’ennuis… À mi-chemin entre le road movie et le film de gangsters, Ethan Coen propose une comédie aussi absurde que jouissive, prenant place dans une Amérique queer et déjantée des années 1990.

Après un prologue in medias res, le film nous plonge dans une scène de sexe crue, nous laissant penser de prime abord que Coen perpétue une pulsion sexiste de fétichisation et d’objectivisation des corps féminins (et lesbiens de surcroît). Mais la mise en scène désamorce rapidement cette impression en s’ancrant fermement dans une esthétique camp. L’approche provocatrice choisie par Coen est rapidement confirmée par le mélange outrancier de ridicule et de fantasme des scènes de sexe, la nature ouvertement grotesque des transitions entre les séquences sous forme de PowerPoint kitsch, et la nature proprement absurde et rocambolesque du récit. Il n’est pas anodin de noter par ailleurs que le scénario est co-écrit par Tricia Cooke, une monteuse américaine qui se trouve être la femme de Coen. Cooke est ouvertement queer et a confirmé que l’univers de Drive-Away Dolls se base sur sa propre expérience des bars lesbiens dans les années 1990. Réinventant cinématographiquement une expérience vécue, Coen parvient à mettre ce qu’on définirait trop facilement comme du male gaze au service d’une esthétique symbolique d’une forme de marginalité. Les corps deviennent source de provocation au lieu d’être sexualisés, et les archétypes servent avant tout le comique avant d’être des clichés. Bref, tout vient contribuer à l’humour singulier traversant le film.

Deux jeunes femmes regardent dans un coffre de voiture

Drive-Away Dolls propose ainsi une galerie de personnages tous plus excentriques les uns que les autres. D’une Margaret Qualley butch au terrible accent texan, à la tête horrifiée de Pedro Pascal (son meilleur rôle à ce jour !), chaque personnage, qu’il soit important ou plus secondaire, se voit affublé d’une caractéristique, d’un détail permettant d’opérer un léger décalage avec l’archétype qu’il est censé incarner. Exemplairement, l’un des hommes de main de l’antagoniste, figure habituellement patibulaire et antipathique, passe l’entièreté de sa filature à philosopher, bassinant son comparse de longs discours sur les rapports humains. Dans ces scènes désopilantes, le comique se déplie dans ce décalage entre l’archétype de l’homme de main ignare et brute épaisse et la nature sensible de celui-ci. Certes, ce genre de personnage n’est pas inédit chez un Coen. On peut penser par exemple à Steve Buscemi et Peter Stormare ans Fargo (1996), le travail de types un peu décalés étant peut-être même une sorte de marque de fabrique des deux frères. Là où Drive-Away Dolls excelle cependant, c’est dans l’inventivité des réactions de ses personnages face aux situations rocambolesques auxquelles ils sont confrontés. Quand Jamie et Marian découvrent avec surprise ce qui se cache dans la mallette, les deux amies décident rapidement de ne pas être effrayées et de jouir des circonstances de manière… inattendue. Le comique de la situation se prolonge à travers leurs corps dans une scène doublement jouissive.

Avec cette comédie loufoque, Coen s’essaye à un genre que l’on ne peut que saluer à une époque où le cinéma lesbien se déplie trop souvent dans le drame. Si ce n’est de l’amusant Bottoms (Emma Seligman, 2023) ou du culte But I’m a Cheerleader (Jamie Babbit, 1999), les comédies lesbiennes se comptent sur les doigts de la main. Le risque étant toujours de « rire de » au lieu de « rire avec », dans Drive-Away Dolls, Ethan Coen détourne très habilement le problème. On ne rit pas des lesbiennes, mais de tous les personnages, dont certaines s’avèrent être des lesbiennes. Le film appose ainsi le même traitement à chaque personne, tout le monde est tourné au ridicule et l’univers entier devient une sorte de satire où personne n’est pris au sérieux. En se tournant vers une esthétique à l’image des personnages qu’il met en scène, en embrassant l’aspect déjantant de celleux qui refusent de s’astreindre à la norme, Coen parvient à représenter cinématographiquement le queer. Ce que l’on voit donc à l’écran, ce sont des personnages décalés, subissant d’étranges situations dans des images tout aussi extravagantes. C’est tout. Et c’est drôle.


12 mars 2024