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Critiques

DRIVE MY CAR

Ryūsuke Hamaguchi

par Bruno Dequen

En contre-jour, la silhouette d’une femme nue apparaît devant de larges fenêtres à peine éclairées par l’aurore. D’un ton monotone et endormi, elle parle d’une jeune écolière qui entre dans la chambre de son premier amour. Ce qui semblait être un monologue semi-conscient se transforme alors en échange mystérieux. Elle n’est pas seule. L’homme qui partage son lit lui pose des questions. Comment l’écolière est-elle entrée dans cette chambre ? Pourquoi agit-elle ainsi ? Engourdie, la femme répond néanmoins méthodiquement à son amant. Quelques instants plus tard, cette scène énigmatique est élucidée. La femme s’appelle Oto. Elle est scénariste pour la télévision et son récit est l’ébauche d’une série éventuelle. Depuis des années, son inspiration créative survient au lit, et son mari Yusuke, lui-même acteur et metteur en scène de théâtre, agit non seulement comme premier spectateur mais comme aide-mémoire. En effet, l’engourdissement apparent d’Oto était bien réel et elle a besoin de l’aide de son mari pour retranscrire ses rêveries.

La démarche singulière de Ryūsuke Hamaguchi est parfaitement condensée dans cette introduction portée par un dialogue habité de faux-semblants qui seront méticuleusement éclaircis. Depuis Happy Hour (2015), sa mémorable incursion dans le quotidien de quatre amies remettant en question les multiples dénis sur lesquels repose leur rapport à la société et aux autres, le cinéaste approfondit un art en trompe-l’œil qui met en scène d’insolubles contradictions. Sa mise en scène volontairement sobre semble vouloir principalement mettre en valeur des discussions, mais l’importance de la parole, qui occupe pourtant une place prépondérante dans ses films, est sans cesse questionnée ou critiquée. Des confessions s’avèrent trompeuses, alors que des situations ouvertement fictives finissent par aboutir à de véritables prises de conscience. Aux antipodes de l’ambiguïté diffuse cultivée par tout un pan du cinéma contemporain, Hamaguchi privilégie un art du récit généreux, qui cherche la clarté tout en accumulant les couches de lecture possible. Ainsi, le monologue d’Oto, une fois expliqué, ne perd en rien son mystère, bien au contraire. Évoqué par la suite de nombreuses fois par Yusuke et Takatsuki, un jeune acteur épris d’Oto que Yusuke finit par engager sur une production d’Oncle Vania lors d’une résidence à Hiroshima, le scénario devient tour à tour le symbole du lien qui a uni Yusuke et sa femme malgré une tragédie, l’expression d’une confession détournée, une stratégie de séduction ou encore la métaphore d’une peur de disparaître ou de ne pas être vu.

Nourri de formes d’art variées, de la littérature au théâtre en passant par la danse, le cinéma d’Hamaguchi, qui a commencé sa carrière par le documentaire, use régulièrement de contextes de performances artistiques pour expliciter les thèmes qu’il désire aborder. Drive My Car est peut-être son film le plus littéral de ce point de vue, les multiples citations et les répétitions de la pièce de Tchekhov articulant les nombreux enjeux de communication et angoisses existentielles vécus par ses personnages. Jouée dans plusieurs langues asiatiques selon l’origine de ses interprètes, du japonais à la langue des signes coréenne, la création de la pièce elle-même devient ainsi l’occasion de réfléchir à l’usage de la parole. Rebutée dans un premier temps par la volonté qu’a Yusuke d’accumuler les lectures de texte « sans jeu », la troupe finit par comprendre peu à peu que la vérité de la pièce ne peut naître que d’une écoute profonde de l’autre qui se situe au-delà du langage. Comme toujours chez Hamaguchi, Yusuke finit par expliquer le tout, mais son discours n’a pas l’once du pouvoir révélateur qu’a la performance d’une sensibilité inouïe de Lee Yoon-ha, une jeune actrice muette. Ancienne danseuse, cette dernière possède une présence qui, simplement, ne se communique pas en mots. Pour reprendre une séquence marquante d’Happy Hour, elle est, avec son mari, la seule personne ayant trouvé son « centre », cette symbiose inexplicable entre le corps et l’émotion sincère.

Modèle d’adaptation infiniment supérieur à sa source, cette interprétation d’une nouvelle d’Haruki Murakami complexifie ainsi le récit original, décentralisant son regard exclusivement masculin pour faire le portrait d’une galerie de personnages inoubliables. Au-delà de son usage textuel d’Oncle Vania, le film amplifie également la dynamique singulière entre monologues et silences qui fait l’essence de l’œuvre du dramaturge. Outre le fait que Yusuke va devoir composer avec le mutisme de Misaki, une jeune chauffeuse au passé aussi lourd à porter que le sien, le film alterne constamment des scènes fortement dialoguées et de longs segments apparemment dénués d’enjeux dramatiques, dans lesquels le cinéaste se contente de filmer les deux personnages en voiture. Contrastant avec l’efficacité narrative qu’il démontre ailleurs dans le film, les scènes entre Yusuke et Misaki, qui culminent en un très long voyage silencieux vers la ville natale de cette dernière, reposent davantage sur les non-dits, sur un imperceptible rapprochement émotif qui va finir par permettre l’émergence d’une parole étouffée par la tragédie depuis trop longtemps. Bien entendu, les ultimes confessions de Yusuke et Misaki sont, encore une fois, d’une clarté improbable qui frise l’explication de texte ou la leçon de vie un peu banale. Il faut avoir le courage de s’écouter pour mieux aller vers les autres. L’amour passe par l’acceptation de l’inévitable complexité de chacun. Le deuil est impossible sans la pleine acceptation de la souffrance. Il serait possible de continuer longtemps comme ça, les personnages d’Hamaguchi n’étant certainement pas avares de propos explicatifs. Mais, comme l’exprimait Lee Yoon-ha, l’important ne serait-il pas ailleurs ? Dans ces deux mains qui maintiennent leur cigarette de la même façon au-dessus du toit d’une auto roulant dans la nuit, au cœur du dernier regard de Takatsuki après qu’il eut raconté la suite du scénario d’Oto et, surtout, à travers cette étreinte finale de deux êtres imparfaits qui, ne serait-ce qu’un court instant, se sont vraiment rencontrés ? C’est l’ultime paradoxe du cinéma d’Hamaguchi, ce scénariste amoureux des mots qui, en fin de compte, recherche une vérité extérieure au langage.


11 février 2022