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Critiques

DRY GROUND BURNING

Joana Pimenta et Adirley Queirós

par Alexandre Ruffier

Lors du tournage de leur célèbre Sortie de l’usine Lumière à Lyon, Auguste et Louis Lumière ne purent filmer en intégralité la fermeture des portes. Ils décidèrent donc de réaliser la première reconstitution de l’histoire du cinéma en demandant aux ouvrier·ère·s de marcher plus vite. Devant l’œil de la caméra, documentaire et fiction se sont ainsi depuis toujours côtoyés. Cent vingt-sept ans plus tard, Joana Pimenta et Adirley Queirós perpétuent cette cohabitation et tentent dans Dry Ground Burning de capter la construction interdépendante du réel et de son fantasme dans la vie d’un groupe de hors-la-loi brésiliennes.

Lors d’une nuit orange, dans une arrière-cour camouflée par des murs en briques grises, un petit groupe de criminelles pompe le pétrole d’un pipeline souterrain pour en faire de l’essence. Au milieu d’un terrain vague, éclairées par un feu de fortune, elles tirent des feux d’artifice et trompent l’ennui en attendant leurs clients. Un escadron de motards sur de petites cylindrées arrive par le fond du champ et s’adonne à une séance d’acrobaties sous forme d’épreuve de force. Après avoir goûté la marchandise, ils acceptent de faire affaire avec Chitara, la cheffe du gang. Les coupes dans l’axe, la gestion de l’espace, les raccords et l’utilisation des codes du film de mafia perturbent, et annoncent d’entrée de jeu le programme esthétique des deux cinéastes : une virée dans une favéla brésilienne brouillant la frontière entre vérité et affabulation, passé et présent, captation et reconstitution. Rien n’est clair dans l’avenir de ces femmes, pas plus que dans celui du Brésil au bord d’un basculement historique avec la future élection de Jair Bolsonaro, qui forme la toile de fond de ce récit.

Si le film rappelle par sa mise en scène et certains procédés scénaristiques la science-fiction et les dystopies désertiques à la Mad Max, il est en réalité plus proche d’un présent fantasmé : une uchronie adossée à un réel documentaire. Le film développe, par la présence d’un hangar dans lequel les membres du gang cachent le pétrole, des options hétérotopiques. Cet espace, lieu d’accueil de la vie criminelle, est en effet une frontière entre présent douloureux et fantasme émancipateur. Les scènes de planques, coutumières des récits de gangsters, sont ici prétextes à l’exploration des troubles que vivent les protagonistes, car la vie de trafiquante, c’est ennuyant la plupart du temps : on attend, on garde, on travaille et on discute. Lors d’une ronde avec le fusil entre les mains ou avant de subir un siège d’ennemi·e·s que l’on ne verra pas, les membres partagent des souvenirs d’enfance, parlent de leur vie amoureuse en prison ou envisagent un futur plus lumineux. Les contours de cette vie criminelle n’étant jamais explicitement définis, ces moments nous laissent dans un doute constant quant à la nature des gestes filmés. L’autofiction et le réel ne cessent donc de se mêler, créant un nouvel espace de réalité. Cette entreprise de dérèglement de la mise au point sur le monde fonctionne, car Joana Pimenta et Adirley Queirós utilisent chaque prémisse de scène comme une matière première aux multiples possibles. Iels peuvent ainsi disposer d’un plan à l’autre, d’éléments à la fois fictifs et documentaires. Chaque séquence n’est jamais purement l’un ou l’autre.

femme brésilienne dans la nuit

À l’inverse d’Albert Serra qui filmait de façon parfois documentaire un récit fictif dans Pacifiction, Pimenta et Queirósutilisent des procédés fictionnels pour tourner un documentaire. Le réel demeure toujours présent en filigrane, que ce soit dans le jeu amateur des protagonistes ou la double nature des situations filmées. Lorsque Léa, la sœur de Chitara, sort de prison et retourne voir Coco, un de ses amis qu’elle n’a pas vu depuis longtemps, une étrangeté romanesque se dégage de cette rencontre, comme si Léa jouait dans une scène du Parrain. Les retrouvailles après la sortie de prison sont après tout un classique du récit de rédemption. Toutefois, ce cliché de la fiction sert finalement à dévoiler un réel beaucoup plus dur et déstabilisant. Les deux ami·e·s séparé·e·s par les années n’ont tout simplement rien à se dire, finissent par se répéter et à parler de la pluie, du beau-temps et du paysage qui change.

Ce retour violent à la banalité, tout en déconstruisant le mythe du mafieux retrouvant sa liberté, révèle les inquiétudes profondes des protagonistes. Leur environnement change, perturbé par les transformations politiques d’un pays en plein virage autoritaire. L’ombre du pénitencier en construction à côté de chez Coco renvoie au spectre de Bolsonaro. Le danger que représente cet homme politique s’incarnera plus tard par la présence d’un groupe paramilitaire aussi inquiétant que ridiculisé, patrouillant sans cesse au volant d’impuissants véhicules technologiques alors que la population brave le couvre-feu pour aller danser. Ces passages ouvertement fictionnels, filmés depuis l’habitacle, sur lequel sont ajoutés des effets sonores sortis d’un film de science-fiction, apparaissent comme l’une des possibilités dystopiques du projet émancipateur de Chitara. Les cinéastes anticipent un avenir effrayant aux conséquences incertaines car, si la violence étatique n’est jamais clairement présente dans les plans en même temps que les protagonistes, elle est néanmoins un devenir et une ombre, pouvant frapper à tout moment.

Dans Dry Ground Burning la frontière poreuse entre fiction et documentaire est tout sauf un artifice de mise en scène. Joana Pimenta et Adirley Queirós mettent au contraire en lumière notre tendance à éviter le réel par l’autofictionnalisation. Nous le mettons à distance et lui donnons du sens pour nous en protéger et agir sur l’avenir. L’utopie retrouve ici son rôle politique en mettant en mouvement les protagonistes tout en devenant un outil documentaire puissant. Il nous importe peu de savoir si finalement les scènes sont vraies ou fausses, car leur but est toujours le même, rendre compte d’un vécu. La liberté est autant acte de subversion que de fictionnalisation.

 


20 avril 2023