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Critiques

Du côté de Robinson / Le père Noël a les yeux bleus

Jean Eustache

par Mélopée B. Montminy

Jean Eustache a 24 ans lorsqu’il tourne Du côté de Robinson (plus tard rebaptisé Les mauvaises fréquentations), le premier film qu’il parvient à achever après l’infructueuse tentative, un an plus tôt, qu’est La soirée. Jusqu’alors ouvrier pour une société de chemins de fer, cinéphile autodidacte qui fréquente les Cahiers du cinéma et les jeunes cinéastes de la Nouvelle Vague, Eustache n’est armé que de son vécu et de l’arrogance de sa jeunesse, fort d’un certain décalage d’habitus de classe qui le distingue de ses camarades cinéastes petits-bourgeois à l’esprit non moins rebelle. Si Eustache a exploré tant le documentaire que la fiction, en passant par un cinéma plus expérimental qui oscille entre les deux, ce premier moyen métrage d’une quarantaine de minutes gagne à être abordé dans sa filiation avec sa première période, la plus narrative, qui atteindra son apogée dans le scandale avec La maman et la putain (1973) avant de se conclure avec Mes petites amoureuses (1974, dont le scénario datait d’avant La maman…), hélas dans une certaine tiédeur critique. Rétrospectivement, Du côté de Robinson (1963) comme Le père Noël a les yeux bleus (1968) – présentés conjointement lors de la sortie du second – ont une valeur pertinente lorsque appréhendés comme des ébauches, les premiers soubresauts d’une filmographie qui s’en nourrira, le cinéaste ayant su tirer leçon d’à peu près tous les ratages et maladresses de ce programme double.

Deux hommes errent dans Paris à la recherche de minettes, ou plutôt de souris, comme les désignent les deux protagonistes. Telle est la prémisse Du côté de Robinson. Pour ce faire, ils ont besoin de fric, sans quoi, pas de nanas. Mais cette chasse à la femelle, une promenade à trois rythmée par le son de l’accordéon, semble s’avérer stérile. Bon enfant, l’un des deux amis rejetés par une demoiselle qu’ils tentent « d’emballer » s’exclame qu’ils avaient pourtant été gentils avec elle. Bref, pas de quoi s’étonner dans le contexte ; le rapport aux femmes est doté d’une valeur transactionnelle. L’ego piqué au vif, et afin de tirer profit de cette rencontre humiliante, de ces vains efforts, la vengeance apparaît comme une solution pour dissiper ce sentiment de rejet et ainsi triompher sur la jeune femme : ils lui volent son portefeuille. À défaut d’avoir la femme, ils auront l’argent. Deux objets de convoitise, deux objets de frustration.

Préoccupations concrètes et appât du gain, le regard véritablement prolétaire de Eustache, une rareté dans le cinéma français, demeure une clé de voûte de ce programme double, s’inscrivant dans une tradition réaliste. Ce rapport de survivance quant à l’argent sera davantage développé dans Le père Noël a les yeux bleus. On y retrouve Daniel (Jean-Pierre Léaud) qui, après avoir aperçu deux types vêtus de duffle-coats, s’éprend d’un désir mimétique et décrète qu’il lui faut absolument s’accoutrer de la sorte. Car la quête de séduction compulsive comme la quête de prestige passent par l’apparat, le pognon. Se faire photographier déguisé en père Noël est la voie qu’empruntera Daniel pour se payer un manteau à la mode, cette armure esthétique devenue obsession. Le caractère candide de pareille entreprise nous dévoile une propension au comique du cinéaste, qui semblait alors se complaire avec des protagonistes unidimensionnels dont l’hostilité naïve tombait à plat. À l’aune d’une œuvre complète composée de pièces certes diverses mais toutes motivées par un désir de renversement, les deux moyens métrages témoignent tout de même d’une certaine transgression, aussi embryonnaire soit-elle.

Ces courts récits expriment un esprit de rébellion pré-1968, dont les fourmillements sont encore à être nommés et canalisés. Sans dire, bien évidemment, que seul cet événement sociopolitique est à même d’expliquer l’atteinte d’une maturité dans l’œuvre fictionnelle de Eustache, il semble tout de même qu’après mai 1968, son travail révèle une vision plus dialectique et profonde que ce qu’on avait pu percevoir à même ses premiers moyens métrages. Ce qui était alors par moment un brin puéril devient tout à coup déplié, confronté. Après deux premières œuvres qui témoignent d’une rébellion confuse, Eustache finit par faire coexister les postures, parvient à fasciner par son esprit de contradiction. L’insolence juvénile et inconsciente de ses limites cède sa place à une fronde expiée, verbalisée à outrance jusqu’à plus soif, jusqu’à ce que les mots n’aient plus de sens, la vanité côtoyant presque le sacré.

Peut-être est-ce un brin anecdotique, mais l’on dit que Jean Eustache aurait renié (entre autres) ses deux premiers films. Sans vouloir tomber dans une psychanalyse de l’œuvre, il n’en demeure pas moins que, lorsque le matériau duquel on forge son art est aussi intime que son cinéma le revendiquait, on peut s’imaginer un rapport particulier au passé, surtout dans le cas d’une filmographie découpée en continuité et en rupture telle que celle de Eustache. Car sa filmographie est en elle-même un dialogue, ses films se répondant l’un à la suite de l’autre. Ainsi, que ce soit en matière de mise en scène, de rythme, de construction des dialogues/monologues en passant par un rapport aux thèmes et à la profondeur de ses personnages (surtout féminins), à peu près tout ce qui semblait de moindre intérêt dans Du côté de Robinson – et de façon plus nuancée dans Le père Noël a les yeux bleus – deviendra inversement la signature et la force de Eustache.


28 juillet 2023