DUNE: PART TWO
Denis Villeneuve
par Ariel Esteban Cayer
Fort attendu, Dune: Part Two conclut l’adaptation de Denis Villeneuve de l’œuvre culte de Frank Herbert. La première partie portait à l’écran le premier livret du roman de 1965, « Dune », tandis que ce film-ci s’attarde à « Muad’Dib » et « The Prophet », nettement plus captivants. À l’heure des bilans, sautons donc d’emblée à la conclusion : Villeneuve aura su tirer une adaptation fidèle du roman, une fresque à grand déploiement qui est néanmoins saignée d’une certaine vitalité.
Dans le cinéma de Villeneuve, il est d’abord question de trouver l’image « juste », d’un point de vue purement esthétique. Il s’agit d’une problématique qui le suit depuis ses débuts, mais dont les écueils éthiques – pensons à Polytechnique (2009) – s’amenuisent plus sa carrière hollywoodienne se tourne vers des horizons fantaisistes. (Il faudrait souligner la gestion des référents arabes dans l’adaptation de Dune, mais force est d’admettre que la question s’étend également aux romans de Herbert.) Le désert d’Arrakis et l’image de synthèse, en ce sens, conviennent mieux au cinéaste que les images plus politiques d’un Incendies (2010) ou même d’un Sicario (2015). Villeneuve est également fasciné par les visages, et Dune: Part Two nous offre de nombreux exemples de leurs potentiels expressifs. Zendaya est particulièrement mémorable, bien qu’en grande partie réduite à silence, dans le rôle de Chani, compagne fremen de Paul Atreides (Timothée Chalamet) ; de même, Austin Butler impressionne dans le rôle de Feyd-Rautha, le jeune neveu psychopathe du Baron Vladimir Harkonnen (Stellan Skarsgård). Finalement, il s’agit d’un cinéma qui favorise le plan moyen, sous la forme de tableaux où peut se déployer la direction artistique, une fin en soi dans un film où l’on se plaît à regarder les murs.
Dune: Part Two, comme Dune (2021), mais aussi Blade Runner 2049 (2017), est donc un film de décors et de costumes, de cape et d’épée, dont l’intérêt principal se trouve dans les minutieux détails de sa visualisation futuriste : ses vaisseaux spatiaux, ses interfaces de navigation, ses amples cavernes et ses lugubres châteaux. Mais contrairement au roman foisonnant de Herbert, ou même à l’adaptation chaotique de Lynch, le Dune de Villeneuve ne présente que très peu d’aspérités et d’excentricités auxquelles s’agripper comme un Fremen s’agripperait au Shai-Hulud, ce vers géant du désert. Il s’agit d’un film lisse et mécanique, dont les images exacerbent le manichéisme inhérent au récit original, et ce, en dépit de l’ambiguïté de la trajectoire du personnage de Paul Atreides, d’abord présenté tel un héros récalcitrant, comme antihéros colonisateur, puis finalement comme prophète instrumentalisé. Malgré les nombreux pivots de l’intrigue, la logique visuelle de Villeneuve est inébranlable : on passe constamment de la noirceur à la lumière, des vastes étendues désertiques d’Arrakis à l’architecture fasciste des Harkonnen. Tout du long, on s’interroge quant à cette simplification visuelle de l’univers, où devraient se chevaucher fouillis écologique, politique intergalactique et le potentiel psychédélique d’une spiritualité poussée à l’extrême. Il est ici question de « guerre sainte » plutôt que de djihad, par exemple ; jamais de sang, de sueur, ou de pisse, encore moins de sexe (bien qu’on enfante les lignées). Les stillsuits des Fremen (qui recyclent toutes les excrétions humaines en eau) ne pourraient être plus propres ; leurs rituels de préservation des fluides à peine terrifiants ; les séquences mystiques drôlement froides et stériles, malgré la ferveur divine qui les sous-tend. De même, on ne ressent jamais les conditions extrêmes du désert de Dune, sa chaleur. On ne perçoit que ses qualités visuelles, son sable scintillant, la blancheur du soleil, aseptisé comme le reste.
Au sein de ce régime esthétique, quelques scènes demeurent mémorables, comme celle sur Giedi Prime, planète mère des vils Harkonnens. Afin de nous présenter le guerrier Feyd-Rautha et la calculatrice Margot Fenring (Léa Seydoux), Villeneuve déploie une excellente idée, voulant que le soleil surplombant une vaste arène de gladiateurs saigne l’environnement de ses couleurs. La séquence, conçue avec le directeur photo australien Greig Fraser (The Creator, Gareth Edwards, 2023) à grand renfort de caméras infrarouges, est esthétiquement saisissante tant elle rend les peaux pâles et extraterrestres. Cette séquence nous donne en quelque sorte les clés du film, de ses réussites comme de ses échecs.
Il y a d’une part dans Dune (le roman) un récit qui se prête bien à cette froideur technocratique propre au cinéma de Villeneuve – un récit de « plans imbriqués dans des plans », pour reprendre la formule des Bene Gesserit, ces sorcières eugénistes qui conspirent et influencent le déroulement de l’univers. D’une autre, Villeneuve, prisonnier de son regard surplombant, néglige les zones d’ombres et les contradictions possibles au cœur de ses personnages pourtant très riches, de même que tout le potentiel esthétique d’un univers à inventer pour l’écran. On ne croit pas particulièrement en Chalamet dans le rôle de Paul, par exemple, mais à la rigueur, on l’excuse : il est un pion dans des plans qui le dépassent (ceux de Villeneuve, de même que ceux du récit). On ne croit pas non plus en son amour pour Chani, mais, à la rigueur, cela aussi fonctionne : leur relation est, de toute façon, vouée à la trahison politique. On observe le film se dérouler mécaniquement, de scène à scène, comme le calcul parfait de ces aristocrates de l’espace que Dune positionne en antagonistes tout en se réjouissant de voir telle ou telle scène interprétée de telle ou telle façon (épaté, par exemple, de la force de cette conclusion qui ouvre vers le djihad d’un simple duel de couteau). Si Dune: Part Two fonctionne jusqu’à un certain point, c’est parce que Villeneuve reste fidèle à Dune. On constate cependant que son parti pris esthétique en fait le Dune angulaire et déterministe des Harkonnen, moins celui, rugueux et spirituel, des Fremen – ce qui aurait nécessité ici de nettement plus de souffle, à tout le moins d’équilibre, de souplesse, entre la forme et un fond au potentiel hautement ésotérique.
Il devient clair, à la fin du film, que Villeneuve laisse la porte ouverte à un troisième film adapté de l’étrange et antithétique Dune Messiah (1969). Écrit par Herbert pour complexifier le personnage de Paul Atreides, que le lectorat érigeait en héros, on y retrouve le prophète désormais devenu un tyran sans équivoque que l’on conspire à assassiner pour le bien de la galaxie. Et bien qu’il préfigure avec justesse cette trajectoire, Villeneuve n’échappe pas à l’effet aplatissant de ses images. Il restera à voir si son troisième volet peut déployer davantage des aspérités esthétiques et thématiques de l’œuvre de Herbert. Car c’est finalement le souffle épique de l’auteur original qui captive. Si on se laisse happer par Dune: Part Two, c’est par ce qui nous est transmis de cette mythologie, par ses réverbérations mythiques, par les rythmes de l’aventure. Les images de Villeneuve, elles, s’enfilent, mais s’évaporent tel un mirage enfin à portée de main.
8 mars 2024