EAT THE NIGHT
Caroline Poggi et Jonathan Vinel
par Leïa Lemay
Sans attendre, les premières images de Eat the Night nous plongent dans l’univers fictif de Darknoon, jeu vidéo d’aventure en ligne créé spécialement pour le film. On nous arrache toutefois bien vite à ces images enlevantes pour nous placer devant celle, statique, d’une maison terriblement ordinaire sous les lampadaires trop jaunes de la Normandie. Dans sa chambre, véritable havre de lumière rose s’organisant autour de la vue rassurante de Darknoon à l’ordinateur, nous rejoignons Apolline (Lila Gueneau), abasourdie : le jeu vient de s’interrompre pour annoncer sa fin prochaine – et définitive. Dès le départ, le second long métrage de Caroline Poggi et Jonathan Vinel (après Jessica Forever en 2018) nous promet ainsi un récit apocalyptique sous forme de compte à rebours, signant la disparition de l’univers échappatoire qui unissait jusque-là étroitement Apolline et son frère Pablo (Théo Cholbi) : une promesse que le film ne saura cependant pas tout à fait tenir.
L’idée d’échappatoire est au cœur de Eat the Night, guidant les réactions opposées du frère et de la sœur devant la fin du jeu. Tandis qu’Apolline s’y enfoncera plus encore, Pablo délaissera plutôt Darknoon pour s’investir davantage dans la vente de drogue et le refuge d’une relation amoureuse avec son nouveau partenaire d’affaires, Night (Erwan Kepoa Falé). Le film opère alors un changement de perspective intéressant : bien qu’initialement séduits par un monde de fantasy palpitant, nous nous laissons porter sans peine par cette nouvelle forme de dérobade, avec juste assez de recul pour déceler, sous l’éclairage psychédélique enveloppant leurs moments forts, un aveuglement face au risque menaçant de se retourner contre eux à tout moment. En plus de signifier la fin de Darknoon et l’isolement croissant d’Apolline, le décompte des jours annoncé par intertitres se teinte d’une tension inquiétante : quelles répercussions les attendent donc tous au jour zéro ?
S’il présente une prémisse thématique et structurelle attrayante, Eat the Night répond difficilement aux attentes initiales. Les rapports entre les trois personnages centraux et leurs évasions respectives n’apparaissent finalement pas creusés bien au-delà de la surface et, plutôt que de solidifier les bases posées, les cinéastes prennent un tournant brusque vers le film d’action. Une rivalité soudaine et superflue avec un chef de gang (dont l’attitude finit par frôler le cartoonesque) viendra notamment parasiter l’exploration, pourtant prometteuse, des liens d’illégalité et de dépendance au cœur de la relation entre Pablo et Night.
Pablo, qui assurait pourtant le pont entre les différentes trames établies, disparaît d’ailleurs presque complètement du récit pour les besoins de cette nouvelle intrigue. On prend alors conscience de la précarité du fil sur lequel tenait l’équilibre narratif : au-delà d’un faible « Pablo pourra-t-il assister à la fin de Darknoon ? », le décompte perd de sa tension. D’autant plus que, là où cette absence aurait pu rapprocher d’emblée Night et Apolline, c’est à peine si le scénario les laisse interagir, choisissant plutôt de les reléguer à des contextes familiaux paraissant sortis de nulle part. Si l’on comprend leur volonté de les rapprocher par l’entremise de Darknoon, ces interactions ne se manifestent que trop tard, et pour ne durer que peu de temps : bien dommage, puisque l’amitié tardive se développant entre elle et lui s’avérera l’un des éléments les plus attendrissants du film.
Alors qu’il s’agissait de l’accroche du film, le rapport au jeu vidéo paraît lui aussi sous-exploité. Darknoon disparaît de l’intrigue pendant la majeure partie du récit, pour ne revenir qu’à travers une brève réplique d’Apolline ou le retour du décompte à l’écran. Tant pis pour le récit de fin du monde que laissaient entrevoir les premières scènes : le film, comme Pablo, semble être passé à autre chose. Pas que la trame romantique soit désagréable, toutefois ; l’intimité grandissant entre Pablo et Night demeure bien rendue, et le jeu d’Erwan Kepoa Falé en particulier investit leur relation d’une douceur particulièrement attachante.
On retrouve bien quelques utilisations judicieuses du médium vidéoludique ici et là (notons les plans de moto, tournés à la manière d’un jeu vidéo d’action), et l’animation du jeu en elle-même est réussie ; on le remarque facilement en s’attardant aux décors, de même que durant les scènes usant des vrais visages des acteurs à l’intérieur du jeu, lorsque les interactions virtuelles se font plus humaines. À ce stade de l’intrigue, alors que Darknoon s’approche dangereusement de sa fin, l’univers du jeu permet également aux cinéastes d’introduire un aspect intéressant de contemplation. On découvre des pans plus doux et introspectifs d’un monde présenté jusque-là en termes de combats brutaux, et l’on accorde du même coup à la relation entre Apolline et Night l’occasion de se solidifier au sein de grands espaces de fantasy, maintenant teintés de mélancolie. Malgré tout, il demeure que bien des insertions du jeu au film – précédant son tournant plus réflexif – restent plutôt centrées sur des avatars aux expressions figées, qui parviennent mal à nous présenter le jeu comme l’endroit vivant ayant tant captivé Apolline.
Un moment où l’intégration du jeu fonctionne véritablement tient cependant dans les derniers instants du jeu, et du récit – une scène simple et déchirante qui apporte enfin la cohésion manquante entre la structure et les thèmes forts du film, alors que la gravité du décompte prend finalement tout son sens. Par son animation expressive, jumelée aux voix de Pablo et d’Apolline se cherchant désespérément dans la foule, Eat the Night parvient alors à illustrer tragiquement toute l’étendue de la connexion humaine rendue possible par le jeu. Si le reste du film est somme toute agréable, l’efficacité de sa finale agit donc, malgré elle, comme un triste rappel du récit promis par ses premières images, et demeuré inabouti.
12 mars 2025