Eden
Mia Hansen-Løve
par Céline Gobert
Mia Hansen-Løve est une grande spécialiste des films de deuil. Si ses précédentes oeuvres, Le Père de mes enfants et Un amour de jeunesse, tiraient respectivement un trait sur les figures du père et de l’amoureux, c’est la perte de la jeunesse qui défigure Eden. Filmant de la mythique boîte le Queen sur les Champs-Elysées à celle de la Coupole à Bastille, Hansen-Løve s’inspire de son frère Sven (qui a co-scénarisé le film) pour raconter, du début des années 90 aux années 2000, l’ascension et la chute d’un DJ house parisien interprété par Félix de Givry. Tout commence dans le brouillard et la pénombre d’un mois de novembre, en 1992. À l’orée d’une forêt, des jeunes gens déambulent, leurs pas sont rythmés par les basses techno d’une rave souterraine. Le silence d’une pause dans la nature sera bien vite balayé par les battements réguliers de la musique des clubs de la capitale française, et les réveils blafards. « Cheers », le duo formé par Paul et Cyril, jaillit ainsi des profondeurs nineties, à l’aurore, au coeur d’un bois humide, et au milieu d’une époque en pleine ébullition, la même qui a fait des Daft Punk, deux inconnus sans visage, des stars internationales.
L’une des qualités du cinéma d’Hansen-Løve est de ne rien faire dire de plus aux personnages que ce qu’ils sont capables de dire, une vérité qui sera la colonne vertébrale de son exploration de la vacuité de cette jeunesse dorée. Ce vide (peut-être générationnel) va ainsi trouver des échos dans les multiples motifs de cercles qui parsèment le film – tunnel, vinyles, ballons à l’hélium et boucles musicales nocturnes. Malgré quelques inserts fantaisistes (l’oiseau en animation du début, ou encore ces femmes incrustées sur l’écran, comme des fantômes, qui lisent lettres et poèmes), la cinéaste s’accroche aux accents naturalistes du film, et fait le pari de bâtir un film sur presque « rien», un film « qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style », pour reprendre les mots de Flaubert. Et c’est le cas : Eden, qui emprunte son nom à un ancien fanzine de House Garage (en plus de convoquer l’idée d’une jeunesse comme paradis perdu), a plus de style que de matière. Rassurons-nous, c’est voulu.
D’abord, c’est le temps cinématographique, elliptique, ainsi que les boucles, les beats et les sursauts de sa musique qui y sculptent le personnage principal. Autrement, Paul n’a pas grand-chose à dire. Hansen-Løve définit ainsi ses personnages uniquement par ce qui les entoure : l’espace, les amis, les sons, les copines de passages, voire aussi par les ponts qu’elle érige avec d’autres oeuvres évoquant une certaine jeunesse; ainsi une scène de lit parisienne renvoie au À bout de souffle de Godard, la présence de Greta Gerwig rappelle le spectateur au Frances Ha de Noah Baumbach, une séquence mélancolique dans un taxi et c’est le Lost in Translation de Sofia Coppola qui s’invite. Autre choix judicieux : le rythme du film n’est pas construit par le montage (comprendre : pas d’horribles rendus « clips ») mais bien par chaque parenthèse temporelle, par chaque intervalle (plus ou moins long) reliant des morceaux d’existence, offrant à voir la vie et le vrai par petites touches a priori insignifiantes. « Entre euphorie et mélancolie », selon les termes choisis par le duo de DJs pour décrire sa musique dans une émission de radio, Eden opère jusqu’au bout des mouvements ascendants/descendants – de ruptures en idylles, d’espoirs en drames (le suicide d’un des personnages) – et pousse cette force jusqu’à la scission : la première partie « Paradise Garage », dont le nom renvoie à un club new yorkais où est né le genre musical du Garage, filme les possibles; la seconde « Lost in Music » précipite les chutes.
Hansen-Løve, sur des morceaux de Cassius ou encore Frankie Knuckles, suit ainsi un personnage-trou noir qui obéit à la même logique que l’étoile en fin de vie : au lieu d’exploser, il s’effondre sur lui-même. Le plan final exprime parfaitement cette idée : masse immobile, couchée dans un lit vide, rongée par la solitude – une étoile est morte. En voix-off, une femme récite un poème de Robert Creeley : The rhythm which projects / from itself continuity / bending all to its force / from window to door, from ceiling to floor, light at the opening, dark at the closing. À la fin, en effet, matières, êtres et avenir ont été aspirés : Paul est un post trentenaire, de retour chez sa mère, au point de départ (encore le motif du cercle), croulant sous les dettes, accro à la cocaïne, sans emploi, et sans gamin. Il est temps pour lui de faire le deuil de sa jeunesse tardive. Silence. Échec. La mort, dans Eden, est de toute façon présente partout : dans les actes de donner la mort, tels le suicide ou l’avortement, et plus positivement (ou pas) dans chaque séquence à paillettes, rien d’autre que des trompe-la-mort où les corps ne semblent chanter et danser que pour masquer l’appel du vide.
La bande-annonce d’Eden
18 juin 2015