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Critiques

Election

Johnnie To

par Philippe Gajan

«Comme tous les deux ans, l’heure est venue pour les anciens de la triade la plus antique de Hong Kong, la Wo Shing, d’élire son nouveau président. Une lutte sanguinaire s’engage entre les deux candidats à l’élection. (…) La Wo shing est-elle encore en mesure d’imposer ses méthodes et ses traditions basées sur la fraternité dans le monde impitoyable des affaires du XXIe siècle?»

Pour les occidentaux, le film d’action de Hong-Kong de la fin des années 80, c’était John Woo. Pourtant, après une période très difficile pour ce cinéma, théâtre de l’exode de quelques-uns des plus grands des cinéastes de l’ancienne colonie britannique, c’est Johnnie To et sa compagnie de production la Milkyway qui ont su remplir le vide laissé par ces départs. Alors que certains des déserteurs de jadis sont rentrés au bercail, Johnnie To est désormais considéré par tous comme l’incontournable du nouveau cinéma de Hong Kong.

D’ailleurs, qui connaît – et donc forcément aime – l’œoeuvre de Johnnie To n’aura peut-être pas attendu la sortie tardive d’Election (2005) pour se procurer le DVD et assouvir sa passion. Ne boudons pourtant pas notre plaisir de voir sur nos écrans le diptyque (Election 2 sort dans la foulée) du Maître du Hong Kong d’après la rétrocession. Sobre, efficace, racé, Election est avant tout un plaisir de cinéma pur, qui saura combler les plus paresseux d’entre-nous. Mais plus que ce simple et ô combien précieux plaisir, Johnnie To semble vouloir offrir au film de triade ce que fut jadis pour Hollywood le western de Peckinpah, The Wild Bunch, c’est-à-dire un chant du cygne crépusculaire. Car ce qui frappe avant tout, au-delà de sa valeur de classique instantané, tant par l’histoire que par les personnages en apparence (et en apparence seulement) balancés entre le bien et le mal, c’est que le film fait de cette lutte pour le pouvoir (et l’argent) à la fois le symbole de la fin d’une époque, de la fin d’un ordre ancien, si ancien qu’il semblait immuable, mais également celui de l’expectative face à un futur désormais totalement imprévisible. Comment d’ailleurs ne pas y voir un symbole quand, d’une part le réalisateur nous explique que les triades « constituent une part importante de l’histoire et de la culture [de Hong Kong] mais aussi de chaque individu » et que d’autre part, on sait combien la récente rétrocession de l’île-ville (1997) continue de nourrir les inquiétudes ?

Les temps changent donc mais à quel point! Car ce n’est d’ailleurs pas la moindre des surprises de voir combien les anciens interdits tombent (par exemple montrer à l’écran les signes de reconnaissance des triades) tout comme la tentation romantique d’idéaliser le monde interlope. Johnnie To ne semble guère éprouver de respect pour la «black society» et cela frise par moments le mépris. Humains trop humains, les membres du plus important gang de Hong Kong ne sont certainement pas épargnés par tout ce que l’espèce humaine compte de tares, ou à peu près ! À ce compte-là, c’est particulièrement la fin du film qui retient l’attention tant le cinéaste enfonce le clou du nihilisme. Il ne suffit plus comme la police d’encadrer les triades comme un mal nécessaire dont il faut contenir les explosions, il faut désormais les compter comme des monstres engendrés par le néo-libéralisme le plus sauvage qui se puisse imaginer. Johnnie To a d’ailleurs filmé de façon étonnamment réaliste cette histoire, à tel point que, par moments on a le sentiment d’assister à une mise en situation d’un cours sur les triades. La violence particulièrement, si elle est belle et bien présente, n’est en aucun cas idéalisée ou mise en exergue voire même latente. Elle frappe comme l’éclair (sans un coup de feu, c’est à noter tout de même) pour se résorber immédiatement, ce qui renforce encore l’aspect réaliste du film. On n’est certainement pas chez John Woo pour le coup. On est plutôt aux portes de l’enfer ordinaire.

À chacun ses gangsters et ses traditions. Mais les mafieux de Scorsese, les yakuzas de Kitano ou encore les triades de Johnnie To ont ceci en commun avec les cowboys de Peckinpah : ils ont atteint le bout de la route. Désormais, s’adapter ne suffit plus, il leur faudra disparaître ou tout du moins cesser de nous faire croire que l’idéal les anime encore.


31 mai 2007