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Critiques

Elena

Andreï Zviaguinstev

par Apolline Caron-Ottavi

« L’Histoire de toute société humaine, c’est l’histoire de la lutte des classes ». Impossible de ne pas se rappeler cette affirmation introductive au Manifeste du parti communiste en voyant Elena, le nouveau film d’Andreï Zviaguinstev où le cinéaste continue à creuser, cinq ans après Le bannissement, son portrait d’une Russie en pleine décomposition. Ce sont des questions très anciennes et douloureuses – surtout en Russie – que ravive ce portrait d’une femme, ancienne infirmière qui a en quelque sorte réalisé son « conte de fées » en épousant un patient très riche, mais se retrouve déchirée entre son époux, la fille privilégiée de celui-ci, et la famille prolétaire de son fils à elle. Le fossé entre eux est d’autant plus grand qu’elle appartient au monde des « vrais » travailleurs alors que l’on peut supposer que lui est l’un de ces nouveaux riches, apparus à la fin brutale du communisme, aux pratiques peut-être douteuses. Seulement, il n’y a même plus ici de lutte des classes à proprement parler, c’est-à-dire de lutte ouverte et organisée, Andreï Zviaguinstev explorant plutôt le chaos et la brutalité d’un désespoir social où les gens sont entièrement livrés à eux-mêmes.

L’harmonie émanant du bel appartement du couple – baies vitrées et moquettes moelleuses, cuisine toute équipée et spacieuse – est déjà pourtant signe d’une fracture, d’une domination, d’un rapport de force qui va au-delà de celui existant entre mari et femme. C’est la puissante séquence d’ouverture, sous le signe du croassement des corbeaux à la fenêtre : le rituel de chaque matin, où l’on ne peut s’empêcher de voir Elena comme une domestique de luxe ; malgré l’affection certaine qui lie le couple, il s’agit aussi là d’un contrat de vie. La mise en scène de Zviaguinstev est parfaitement calculée dans ce sens : cadres aussi impeccablement posés que ceux qui ornent ces murs bourgeois, mouvement de caméra aussi feutrés que les gestes d’Elena avant le réveil de son mari, changements de focales aussi ambigus que ce qui sous-tend leur relation…

Cette ambiguïté réside dans leur rapport double : l’un intime, et l’autre, qui prend peu à peu le dessus, social et économique. Zviaguinstev fait surgir au gré des dialogues quotidiens l’amertume de la situation, la violence du conflit, insoluble, puisque chacun a ses raisons. Au fur et à mesure, le tableau se complexifie, s’élargit aux autres personnages : cette fille de riche cynique et désabusée, mais à la vie néanmoins outrageusement facile, ce fils effectivement dans une situation sans véritable espoir, mais qui se complait dans son existence misérable… Le portrait des prolétaires dans Elena est aussi dur que celui de la bourgeoisie. Aucune tendresse du cinéaste pour un bord ou l’autre, son propos n’est ni de défendre ni de blâmer, mais de croiser sans cesse les lignes de conduite et les logiques respectives de chacun (morale pour le mari, maternelle pour Elena, intéressée ou inconséquente pour les enfants), nous faisant comprendre le sens de l’injustice, ou de la justice, des uns et des autres.

La multiplication des données et des rapports de force entre les différentes parties tout au long du film transforme ce qui ne pourrait rester qu’un drame social en tragédie. Et comme dans la tragédie, le bien et le mal ne disparaissent pas, mais le passage de l’un à l’autre finit par apparaître comme une fatalité, la seule option qui reste. Doucement, par strates, exactement à la façon de la composition musicale inoubliable de Philip Glass qui accompagne le film, la tension monte, jusqu’à l’insoutenable. Pour cela, Zviaguinstev prend le temps de filmer longuement Elena dans ses parcours transversaux (du quartier bourgeois à la banque, au train de banlieue, aux HLM de misère enfin), en y opposant l’immobilisme confortable de son époux, qui se perpétue de plan en plan: les pieds sous la table, chez lui ; au volant de sa voiture hermétique, arrêté un instant par un groupe d’ouvriers ; à courir sur place en reluquant les jeunes filles au club de sport.

Sans jamais l’exprimer de façon explicite, Zviaguinstev filme avec une retenue et une maîtrise en forme de bombe à retardement la rancœur qui s’installe dans les échanges (presque) toujours cordiaux entre les personnages, des échanges qui se réduisent peu à peu à des transactions d’argent, de services, d’arrangements. La réapparition des conflits sociaux derrière cette histoire sordide est l’effet direct de la déstructuration d’une société suite à l’irruption du capitalisme sauvage : comble de l’ironie, le film se termine sur un renversement de situation qui rappelle le temps du communisme, mais sans la trace du moindre idéal. Pas de nostalgie ici d’une époque révolue, mais la condamnation certaine de la nouvelle forme de société qui l’a remplacée.

La bande-annonce d’Elena


30 août 2012