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Critiques

ÉLOGE DE L’OMBRE

Catherine Martin

par Cédric Laval

Le beau titre du dernier film de Catherine Martin, Éloge de l’ombre, est emprunté à l’essai du romancier japonais Junichiro Tanizaki, dont plusieurs extraits seront lus d’un ton un peu distant, sans affect, par Robert Lepage. On devine derrière ce ton le profond respect de l’une et de l’autre pour la culture japonaise. Tanizaki rappelle, à plusieurs reprises, l’écart qui la sépare du mode de vie occidental, l’incapacité de notre œil à saisir les nuances de l’ombre telles que les perçoit l’œil japonais. Dès lors, le défi que se lance la réalisatrice, c’est d’amener nos cerveaux à comprendre ces nuances, puis à les voir, à travers une succession de plans-tableaux. Pour ce faire, Catherine Martin use en effet de plans fixes à l’éclairage travaillé, dont les cadrages au cordeau tracent des lignes géométriques d’une grande beauté. Il se dégage de cette géométrie des formes, des zones d’ombre et de lumière, une grande zénitude qui appelle à la contemplation : contemplation, par exemple, d’une assiette laquée de noir, puis du geste de l’artisan ayant présidé à sa confection. Le premier tiers du film bat au rythme apaisé de cette alternance : systole (on admire, pendant de longues secondes, une bougie, un tokonoma, un shoji) et diastole (on cherche à en percer les secrets de fabrication à travers des mots simples et des gestes réduits à l’épure).

Ce dispositif permet de mesurer à quel point la frontière est ténue entre l’art et l’artisanat, entre les gestes du quotidien et la pente de la contemplation. La voix off nous révèle que la cuisine japonaise se présente d’abord comme un élément de culture qui se regarde et se médite. Un plan incarne parfaitement cette ténuité de la frontière entre l’art et le quotidien, entre la simple perception du réel et la méditation qu’il génère : celui de quatre tableaux alignés sur un shoji,dessinant des morceaux d’une nature lumineuse dans un espace sombre… avant que l’œil ne décèle des mouvements dans ces « tableaux » : il s’agissait de quatre fenêtres découpées dans la paroi, parfaitement géométriques, qui ouvraient sur l’environnement extérieur. Plusieurs des plans remarquables du film jouent sur le contraste de l’ombre et de la lumière (sans laquelle il n’est point d’éloge possible de l’ombre…), mais aussi sur celui de l’immobilité et du mouvement, tel ce chat, dans la devanture d’un magasin de bougies, qui alterne les mouvements économes et la fixité d’une statuaire antique.

Homme japonais qui fabrique une assiette

Passé le premier état de sidération qui nous saisit face à tant de beauté, surgit alors le risque d’un respect tel face à l’objet contemplé qu’il confine à la pétrification ou à l’hypnose. Le systématisme des plans fixes est un symptôme de ce risque, même s’il s’inscrit dans une démarche artistique cohérente. Plus problématique est l’incapacité de la cinéaste à montrer des variations de lumière (et donc d’ombre) dans des plans qui s’étirent sans changement visible. Mais cette incapacité est-elle celle de la cinéaste ou de l’œil qui regarde ? La question est légitime, et renvoie aux carences de l’œil occidental évoquées par Tanizaki. Il demeure toutefois que cette incapacité est objectivée par des artifices de mise en scène, tels le fondu au noir ou la surimpression d’une image à une autre, comme un aveu d’échec à nous faire voir sans fioritures cette ineï cette obscurité esthétique et non lugubre, cette ombre sans contours qui baignent les intérieurs japonais.

Plus convaincant s’avère le segment du film sur le papier washi, dont une Japonaise nous dit qu’il « révèle sa blancheur dans l’obscurité ». S’amorce alors une méditation en filigrane, où l’éloge de l’ombre devient celui de la salle obscure. L’écran de la fenêtre n’est-il pas d’abord celui de cinéma ? La voix off prend le relais, nous parle d’une surface « éclairée sans être pour autant éblouissante », d’une « lumière de rêve » dont on vient à douter. Et Tanizaki / Lepage d’enchaîner : « N’avez-vous jamais, au moment de pénétrer dans une de ces salles, éprouvé le sentiment que la clarté qui flotte, diffuse dans la pièce, n’est pas une clarté ordinaire, qu’elle possède une qualité rare, une pesanteur particulière ? » Comment mieux suggérer, qu’à travers ces mots polysémiques, l’amour de Catherine Martin pour l’ineï japonais et pour l’art cinématographique, réunis dans une même ombre, lourde de sortilèges et de beauté ?

La deuxième moitié du film nous éloigne du Japon, par l’entremise de témoignages de personnes aveugles, certaines qui le sont de naissance, d’autres qui le sont devenues, percevant donc différemment la nature de l’ombre et de la lumière. Puis se succèdent un segment sur la cinéaste québécoise Michèle Lemieux, créant ses œuvres sur un écran d’épingles, une incursion philosophique du côté du mythe platonicien de la caverne, une déclaration d’amour aux photos spectrales de William Henry Fox Talbot, un clin d’œil à la lanterne magique puis aux ombres chinoises… On l’aura compris, la deuxième moitié du film est plus décousue, structurée en chapitres (« Le clair et l’obscur », « Au royaume des ombres ») qui ne permettent pas pour autant d’unifier les images avec la même force que les mots de Tanizaki dans la première moitié. Comme si, en s’éloignant du Japon, Catherine Martin retombait dans les ornières d’un Occident incapable d’appréhender, sans les intellectualiser, les mystères de l’ombre. Pour illustrer ce basculement du discours, le parallèle avec le cinéma n’est plus suggéré mais affirmé, la métaphore cède le pas à la thèse, et Catherine Martin déplore la netteté sans relief des images numériques de nos écrans contemporains. On peut partager avec elle cette mélancolie et le discours qui la porte, il demeure que l’on se situe moins ici au niveau ontologique et poétique de l’ombre, célébrée par l’essayiste japonais, mais davantage au niveau de la raison raisonnante, où se dissipent les sortilèges. Éloge de l’ombre, oui, vraiment, et de ce qui se perd lorsque l’on braque sur elle une trop forte lumière…


9 avril 2024