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Critiques

Embrasse-moi comme tu m’aimes

André Forcier

par Gérard Grugeau

Déjà, le titre dit tout : l’amour fou et, son corolaire, l’amour contrarié, un thème récurrent qui traverse l’œuvre toute entière d’André Forcier. Thème qui pourrait être vu comme la métaphore du cinéma de son auteur tant la folie débridée du geste artistique vibre toujours chez le réalisateur au diapason de la quête d’absolu des personnages. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’opéra occupe une place importante dans ce dernier opus tant l’exacerbation du sentiment amoureux, indissociable ici de l’intensité du baiser, appelle les débordements de l’art lyrique. Pendant féminin du Cotnoir (Remy Girard) de Kalamazoo, amoureux fou d’une sirène qui était son double, la Berthe exaltée (Julie Gosselin) d’Embrasse-moi comme tu m’aimes incarne ici la part déraisonnable du film. Perçue par certains comme une peste « pissant du vinaigre », Berthe est la jumelle infirme et frustrée de Pierre (Émile Schneider), le frère tant aimé pour qui la jeune fille nourrit une passion interdite. Autour de ce couple infernal, « inséparable comme le ciel et le diable », nous dit la chanson du film (France Castel, qui reprend ici son rôle de chanteuse de cabaret d’Une histoire inventée), gravite comme toujours chez le cinéaste une galerie foisonnante de personnages. Un vrai condensé de la condition humaine dont les multiples destinées s’entremêlent volontiers, dessinant la mosaïque extravagante d’un univers où le réalisme et le fantastique se contaminent à l’envi avec une cruauté aussi mordante que réjouissante. Bref, embrasser le cinéma de Forcier (comme on l’aime), c’est se fondre à chaque film avec bonheur dans la mythologie colorée d’un Québec populaire, ancré dans un réalisme fortement marqué culturellement et transfiguré par la poésie.

Le Québec d’Embrasse-moi comme tu m’aimes est celui des années 1940, celui de la religion omniprésente que Forcier évacue avec morgue dès la première séquence pour mieux en rire ensuite par l’évocation d’autres amours interdites, homosexuelles celles-ci. Celui aussi de la conscription qui permet au cinéaste de rappeler le sort des jeunes Canadiens français massacrés en première ligne, pour certains, lors du débarquement de Dieppe en Europe, alors que d’autres se défilaient comme des beaux diables pour éviter la boucherie et la sujétion à l’empire britannique. Toute cette toile de fond alimente le portrait d’une époque bien servie ici par la direction artistique et la photographie, tout en résonnant avec notre littérature (notamment le Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy). Au passage, Forcier semble aussi rendre hommage au Jean Renoir du Déjeuner sur l’herbe, celui aussi de La règle du jeu qui avançait : « Le drame dans ce monde, c’est que chacun a ses raisons. », maxime qui sied bien au cinéma insolent de Forcier, lequel a son univers bien à lui, amoral et campé sur la crête de toutes les transgressions. Si Embrasse-moi comme tu m’aimes n’a pas la poésie désespérée ou la puissance profanatrice d’Au clair de la lune, on y retrouve la fantaisie unique d’un créateur (aidé par Linda Pinet au scénario) qui laisse toujours autant filer son imaginaire, prenant tous les risques à la lisière du sublime, du pathétique et du grotesque. Avec des personnages souvent frappés d’indignité et parfois croqués en quelques plans, mais toujours assujettis avec une égale tendresse à une vérité sociologique, ou psychologique, et un humour teintés d’une profonde humanité. Il faut voir ici Berthe, recyclée en femme d’affaires cynique à la tête d’une entreprise de fauteuils roulants géants, conçus pour les éclopés de guerre. Jubilation garantie !

Dans Embrasse-moi comme tu m’aimes, l’amour incestueux que Berthe porte à son frère Pierre donne lieu à un jeu subtil entre les différents niveaux de réalité, car le fantastique chez Forcier a toujours été l’autre versant du réel. Par glissements, les frontières se brouillent volontiers à l’écran et le fantôme de Berthe, double vampirique assoiffé d’amour, se met à hanter Pierre qui ne peut vivre librement son amour pour Marguerite (Mylène MacKay). Ces projections inconscientes disent l’étouffement d’un amour sans concession qui irrigue tout le récit et en court-circuite tous les échappatoires. C’est cette rage d’amour irrépressible qui porte le film et que le cinéaste laisse sourdre jusqu’à une finale aussi troublante que déstabilisante. Là où le scénario pourrait prêter à sourire, Forcier réussit à éviter tous les écueils et à passer en force, démontrant une fois de plus que son cinéma inclassable a la beauté de ses audaces.

La bande annonce de Embrasse-moi comme tu m’aimes


7 octobre 2016