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Critiques

EMILIA PÉREZ

Jacques Audiard

par Cédric Laval

Déjà auréolé de plusieurs récompenses, représentant la France aux prochains Oscars, succès du box-office automnal au moment de sa sortie dans l’Hexagone, le dernier film de Jacques Audiard, Emilia Pérez, n’a pourtant pas fait l’unanimité lorsqu’il a été projeté à Cannes. Il faut dire que, sur le papier, la proposition avait tout pour laisser dubitatif : une ambitieuse avocate, Rita Moro Castro (Zoe Saldaña), est engagée / enlevée par Manitas del Monte (Karla Sofía Gascón), un chef de cartel mexicain qui souhaite changer de sexe… à charge pour elle de lui trouver un chirurgien compétent, apte à garder secrète la transformation de son sulfureux client. Après avoir fait immigrer en Suisse ses deux enfants et sa femme Jessi (Selena Gomez), Manitas met donc en scène sa propre mort pour mieux renaître en Emilia Pérez. Quelques mois après cette renaissance, Emilia reprend contact avec Rita et lui demande de rapatrier sa famille au Mexique : elle les accueillera dans sa luxueuse demeure en se faisant passer pour la sœur de Manitas…

Disons les choses d’emblée : il ne faut pas juger ce film à l’aune de son scénario. À cette prémisse ouvertement rocambolesque s’ajoute une inversion des rôles pour le moins radicale : le chef de gang, semant derrière lui des monceaux de victimes, devient en effet la fondatrice d’un organisme venant en aide aux familles de ces victimes disparues, dont on n’a jamais retrouvé le corps. Emilia devient l’amante d’une de ces femmes à la recherche de son mari, tandis que Jessi s’éprend d’un homme avec qui elle veut refaire sa vie. La logique narrative emprunte autant au thriller qu’aux télénovelas sud-américaines, culminant dans un dénouement à la fois ultraviolent et mélodramatique, propre à rebuter les tenants d’un certain réalisme.

Mais Audiard n’a cure de réalisme, et on peut même supputer qu’il s’amuse de ces rebondissements scénaristiques artificiels. L’essentiel pour lui (et pour nous) est ailleurs. Il réside en partie dans cette énergie jouissive avec laquelle il s’empare des codes du thriller pour les contaminer de l’intérieur par ceux de la comédie musicale. Malgré quelques rares exemples précédents (pensons notamment à Office de Johnnie To, 2015), difficile d’imaginer deux genres aussi peu compatibles l’un avec l’autre, et pourtant réunis de manière presque narquoise par la mise en scène. On n’a qu’à songer à la préparation de l’assaut final, où un groupe d’hommes de main chargent leurs armes, lesquels bruits de chargeurs deviennent la base rythmique du numéro musical à venir. Audiard semble prendre un malin plaisir à déréaliser les séquences attendues du film de gangsters, assume les artifices de son dispositif, voire les accentue par certains procédés empruntés au film musical : les interprètes jettent des regards caméra, l’éclairage change à l’intérieur d’une même scène en isolant les personnages, les sons ambiants s’affaiblissent pour laisser toute la place aux dialogues chantés.

deux femmes se parlent au restaurant

Toutefois, l’œuvre du réalisateur n’a pas pour seule ambition de désamorcer, sourire en coin, les attentes d’un public dérouté. En même temps qu’il exploite certaines figures de la comédie musicale, parmi lesquelles les chorégraphies spectaculaires et les chansons chorales, Audiard s’applique à faire du neuf avec un genre qu’on aurait cru aux antipodes de ses préoccupations esthétiques. La séquence du gala, célébrant l’œuvre caritative d’Emilia, transforme adroitement les corps des convives en automates aux gestes saccadés : seules Rita et sa patronne semblent douées d’humanité dans ce morceau de bravoure magnifiquement chorégraphié. Certaines amorces de chansons se font a cappella, presque de manière désinvolte, comme si les personnages hésitaient eux-mêmes à parler ou à chanter, créant un décalage étrange, parfois proche de l’effet comique, que le déploiement de la musique et des voix finit par emporter. De là ce paradoxe étrange selon lequel les moments les plus sincères du film sont ceux relevant du plus voyant artifice, alors que les segments plus ancrés dans le réel dénotent des relations humaines viciées. Bien sûr, le film ne fonctionnerait pas si les chansons n’étaient pas à la hauteur de ses ambitions esthétiques. À ce titre, Camille et Clément Ducol se sont surpassés pour en composer la trame sonore, tant au niveau de la richesse des orchestrations que de la variété des styles revisités.

Ainsi, ce qui aurait pu passer pour un simple pied de nez aux attentes d’un public conditionné par les lois du genre ou les tics d’un cinéaste supposément connu se révèle finalement très touchant, mélodramatique au sens noble du terme. Audiard réussit l’exploit, dans une même scène, de jouer sur plusieurs tableaux à la fois, celui de l’amour et de la violence, du kitsch et de la sincérité, de l’émotion et de la distance. L’une des plus belles séquences du film illustre ce miracle, lorsque Emilia vient border l’un de ses fils, lové contre elle, qui entonne une ritournelle, en hommage à l’odeur du père disparu : « hueles como Papa, hueles también la coca… cola », chantonne le bambin de manière aussi émouvante qu’amusante, nous faisant osciller entre le sourire et les larmes. À travers cette scène s’entremêlent la question de la transidentité et celle de la maternité. En reconnaissant en elle l’odeur de son père, l’enfant renvoie Emilia aux enjeux de sa transformation : si le changement de sexe a pu être effectué, qu’en est-il de cette construction affective que représente pour l’enfant l’image du père ? Et cette identité paternelle peut-elle, pour Emilia, se diluer dans son identité de femme ? Si ce n’est pas un hasard qu’à une intrigue centrée sur un personnage transgenre corresponde un film hybride, difficile à classer, le jeu investi de Karla Sofía Gascón, elle-même, dans la vraie vie, trans et père devenu mère, ainsi que la sincérité émotionnelle de certaines scènes nous éclairent sur la démarche de Jacques Audiard. Lorsque le chirurgien prévient Rita qu’en changeant son sexe, Manitas / Emilia ne pourra pas « changer son esprit », Rita lui rétorque qu’il faut peut-être changer son esprit à lui, qui va l’opérer… ou à nous, qui regardons le film ! Plutôt que de supputer, de l’extérieur, ce qui se passe dans la tête d’une personne transgenre, le film nous invite d’abord à réfléchir aux éventuelles résistances qui agitent nos propres cerveaux. En fin de compte, loin d’être une jolie coquille formelle exaltant la virtuosité d’un cinéaste protéiforme, Emilia Pérez est avant tout un film accompli interrogeant notre regard sur la transidentité.


1 novembre 2024