EMPATHIE
Florence Longpré et Guillaume Lonergan
par Thomas Carrier-Lafleur
Une conscience de l’art
C’est une scène presque anodine dans le tumulte de la série. Un père en crise littéraire, convaincu d’avoir écrit un navet, se confie à sa fille adoptive. À l’aube, ils sont sur un toit, entre le surplomb et la chute. Il parle de son métier – assembler des lettres, des mots, des phrases, pour tenter de faire jaillir des idées et des émotions – comme d’un leurre sans substance. Il doute du pouvoir de la fiction, tandis que sa fille, patiemment, l’écoute. Et, sans argumenter, elle laisse échapper : « L’art peut être un remède très concret, très réel. » Cette scène contient, en creux, toute la proposition d’Empathie : croire à la possibilité de soigner, de toucher et de communiquer par l’expérience partagée d’une œuvre d’art.
Empathie, création de Florence Longpré, qui en signe le scénario tout en incarnant le rôle principal, est réalisée par son complice de longue date, Guillaume Lonergan. On y suit Suzanne Bien-Aimé – le fil rouge de la série tient dans ce nom –, nouvellement psychiatre en chef de l’Institut psychiatrique Mont-Royal. Elle reprend du service après avoir perdu, deux ans plus tôt, sa conjointe et l’enfant que celle-ci portait, lors d’un accident aussi bête qu’évitable, pour lequel la docteure Bien-Aimé se blâme toujours. La série aurait pu se contenter de cette prémisse : une professionnelle du soin qui doit, en parallèle de ses patients, apprendre à s’écouter elle-même pour trouver le chemin de la guérison. Mais Empathie ne cherche pas un schéma de rédemption ready-made. La série opte pour une voie plus subtile, plus difficile aussi : une écriture en modulation, qui épouse les failles comme les éclats de tous ses personnages, tout en refusant la facilité d’un diagnostic sans équivoque. La faute n’est pas toujours là où l’on croit, et il est toujours temps de devenir meilleur. Non sans écho avec la philosophie du cinéma et l’éthique du quotidien proposées en son temps par Stanley Cavell, Empathie nous invite à devenir la personne que nous pourrions être, par l’attention à autrui, le dialogue et la capacité de se transformer dans et par la relation. Chez Cavell, le perfectionnisme moral n’est pas un idéal à atteindre, mais plutôt la poursuite d’un soi meilleur, par l’épreuve de la parole et de l’écoute. C’est exactement ce que joue Longpré dans ces dialogues fragiles qui tracent les contours d’une relation éthique non prescriptive, fondée sur la reconnaissance et la disponibilité à changer. Quand Suzanne, dans son travail comme dans sa vie personnelle, répète encore et encore « j’en suis consciente », ce n’est pas une confession, c’est une affirmation d’engagement, un effort pour assumer la lucidité sans la surjouer. En ce sens, la série ne se contente pas de représenter l’empathie. Elle la transforme en expérience spectatorielle intense, qui invite à se poser cette question cavellienne : que me demande cette scène ? En quoi cela me concerne-t-il ?
Une dramédie d’équilibre
Ce que proposent Longpré et Lonergan, c’est aussi un art de la nuance. Cela passe d’abord par une dramaturgie en équilibre constant, à la lisière du drame et de la comédie. L’héritage de M’entends-tu ? (2018-2021), d’Audrey est revenue (2021) et du Temps des framboises (2022-2024) est palpable : la scénariste et le réalisateur y prolongent un geste de création déjà amorcé, qui consiste à travailler les zones d’incertitude affective – ces moments où l’émotion ne se laisse pas réduire à une catégorie simple, où le rire affleure au cœur d’une situation tragique, où la larme est retenue par un détail incongru[1]. Or, la série ne juxtapose pas des registres, elle les entrelace jusqu’à les rendre indiscernables : le grotesque d’une toilette bouchée par les fragments de lettres d’une romance détruite ou la tendresse gauche d’un déjeuner renversé au lit pendant une scène d’amour font ainsi basculer les scènes dans une zone d’émotion trouble. Ce travail multi-tonal n’est pas gratuit et ne cherche pas à épater la galerie. Il sert à porter une idée qu’Empathie explore dans sa forme même : il n’existe pas de ligne franche entre la maladie et la santé, entre les soignants et les soignés, entre le comique et le dramatique. Suzanne, psychiatre virtuose, est une femme en ruines, rongée par la culpabilité, mais toujours habitée d’un profond sens de l’humour, volontaire comme involontaire. Elle écoute des patients qui l’aident à penser/panser son propre deuil. Elle chute dans des excès qui font écho aux trajectoires cliniques de ceux qu’elle suit. À travers elle, la série démontre que les affects ne se compartimentent pas. En cela, Empathie désamorce l’horizon d’attente des séries médicales, où les symptômes servent de prétexte à l’orchestration d’une foire d’empoigne.
Un tel refus des oppositions binaires – entre santé et maladie, entre médecin et patient, entre homme et femme, entre hétérosexualité et homosexualité – n’est donc pas qu’un propos ou un message : c’est une méthode de création. Longpré a conçu Empathie à partir d’un travail d’écoute rigoureux : elle a mené de nombreuses entrevues avec des professionnels de la santé mentale, recueillant des récits de cas, de situations cliniques, mais aussi des zones de doute, des expériences en demi-teinte. Cette fiction télévisuelle repose sur une écoute active, prolongée, transformée, qui irrigue l’écriture des personnages comme la structure même du récit. Une pareille attention à l’ambivalence se manifeste aussi dans la représentation des corps et des voix, à commencer par ceux du personnage principal. Suzanne ne correspond à aucun des stéréotypes classiques du médecin ou de l’héroïne de série. Elle fume, elle boit, elle est souvent froissée, tachée, désorganisée. Elle doute, elle trébuche, elle s’effondre parfois – sans jamais cesser d’être compétente. Ce geste de représentation est politique : Empathie brise l’image aseptisée de la protagoniste féminine irréprochable, et propose à la place un corps pensant, vibrant, traversé de contradictions. C’est aussi à travers cette imperfection assumée que se joue l’authenticité de la série. Un principe similaire innerve les dialogues. Même les conflits les plus lourds s’ancrent dans des tentatives sincères de communication, là où une production télévisuelle standard aurait opté pour prolonger les non-dits et capitaliser sur l’incommunicabilité. Ici, chaque phrase est une tentative, un risque, un pas vers l’autre. La douleur est présente – pour Suzanne, bien sûr, mais aussi pour Mortimer (Thomas Ngijol), qui ponctue ses silences d’un « putain de vie » désabusé –, mais elle est accueillie, partagée.
Une grammaire proprement sérielle
Chez Longpré et Lonergan, la structure est rarement linéaire. On l’avait déjà vu dans Audrey est revenue, où le passé affleurait sous forme de réminiscences fragmentées, comme si le récit lui-même tâtonnait pour retrouver un sens. Empathie poursuit ce geste : la temporalité est trouée, flottante, relancée sans cesse. Les épisodes s’ouvrent sur des ambiances hétérogènes ; des flash-back viennent court-circuiter l’action ; des motifs – les boîtes jamais déballées, les contraventions qui s’accumulent – viennent exprimer la chronologie autrement. Ce trouble temporel se double d’un autre motif central : celui de l’enquête. La série multiplie les formes d’interrogation – dialogues cliniques, confessions, querelles au travail, introspections en creux. Suzanne et Mortimer, duo improbable, rejouent à leur manière une dynamique à la Blake et Mortimer : elle, intuitive, cérébrale, presque médiumnique ; lui, pragmatique, lent mais tenace. Ce tandem fonctionne à la fois comme ressort comique et levier narratif, leur collaboration permettant d’explorer divers cas cliniques tout en déroulant progressivement le passé de Suzanne. L’univers de la série se permet aussi des excursions franchement romanesques : Suzanne, enfant abandonnée dans une poubelle, adoptée par une avocate afrodescendante en pleine ascension sociale. Tout ici pourrait déraper dans le mélo, mais la série garde sa ligne grâce à un équilibre des tons. Elle passe avec une aisance de la comédie à l’intime, du burlesque au suspense psychologique, du diagnostic médical à la parole blessée. Chaque épisode s’amorce par un fragment autonome, un récit dans le récit, qui adopte son propre registre visuel ou narratif. Ces ouvertures installent une dynamique propre à la forme sérielle. La série devient ainsi un espace polyphonique, où l’ensemble se construit par stratification plutôt que progression. Un épisode met en scène une intervention policière filmée avec une tension réaliste ; dans une scène de fin de vie, le montage ralentit, le son s’étouffe, et l’image glisse vers une forme quasi abstraite, où le silence devient matière.
C’est là peut-être ce qui distingue fondamentalement Empathie d’une « série de qualité » au sens critique de la télé prestige à la HBO : Longpré et Lonergan ne visent pas à faire du cinéma pour le petit écran. Le format sériel, pleinement assumé, leur permet d’expérimenter des rythmes différents selon les épisodes, sans jamais perdre de vue l’axe central : l’attention aux personnages et la multiplication des histoires dites « secondaires » qui, en bout de piste, forment un grand tout. Mais c’est peut-être dans le travail symbolique de l’image que la série trouve sa plus grande singularité formelle. Longpré et Lonergan ne cherchent pas la métaphore facile, ils tissent des figures poétiques récurrentes. Dans Audrey est revenue, c’était l’homme-oiseau, figure de la mort. Dans Empathie, c’est le groupe « de ballerines et de ballerins, habillés de noir et de blanc », comme on lit dans le scénario. Ce détail est essentiel : dès son écriture, Longpré précise bien la mixité du groupe, refusant l’image stéréotypée de la grâce féminine. Cette image chorégraphiée incarne l’équilibre, le geste maîtrisé, mais aussi la beauté fragile, le groupe solidaire, et le silence signifiant. Elle revient à plusieurs moments clés, comme une réponse muette au chaos environnant. Ces images fonctionnent à la manière de relais de sens, entre parole et inconscient, entre récit et sensation. Elles sont le versant sensible de l’enquête. L’homme-oiseau ou la ballerine traduisent ce que la psyché ne parvient pas toujours à verbaliser. Ils connectent les personnages à leur propre mythe intérieur et leur recherche d’équilibre.
Une fiction de l’autre
Le mot « Empathie » s’affiche au début de chaque épisode, en lettres roses imposantes, qui apparaissent autour d’un personnage déjà présent dans le cadre. Il n’y a pas de « I » typographié : c’est le corps lui-même qui tient lieu de lettre. Ce geste graphique dit tout du projet : donner corps à l’empathie, littéralement. Ce que nous propose la série, ce n’est pas simplement d’observer une galerie de cas cliniques, mais de nous mettre à leur place, ou du moins de consentir à les accueillir. Car, dans son acception première, l’empathie désigne la capacité à se représenter ce que l’autre ressent. C’est aussi, mot pour mot, ce que fait la fiction quand elle est juste : elle rend possible une présence à ce qui n’est pas soi.
Ce geste est d’autant plus risqué qu’il s’adresse ici à des patients qui ne sont pas seulement en souffrance, mais aussi auteurs de délits ou de crimes. L’un des enjeux éthiques majeurs de la série réside dans cette zone grise entre culpabilité morale, responsabilité juridique et trouble psychiatrique. Depuis toujours, le cinéma s’amuse (ou s’angoisse) de cette question : que faire de la culpabilité ? Hitchcock, pour ne nommer que lui, le savait bien : on construit un personnage en le chargeant d’une faute, réelle ou fantasmée. Empathie, au contraire, déplace le poids du crime vers la maladie elle-même, et nous demande de réfléchir à la manière dont l’empathie nous permet de faire la part des choses. La question est d’ailleurs au cœur des épisodes : la maladie mentale peut-elle être une circonstance atténuante, voire disculpatoire ? Qui est responsable lorsqu’un geste est commis sous le joug d’un épisode psychotique ? Où situer l’origine de la maladie ? Et que reste-t-il de la personne quand elle revient à elle ? Il faut dire que la santé mentale est dans l’air du temps. Même Marvel, dans son dernier film, aborde le thème de la dépression avec un sérieux nouveau. Ted Lasso, The Bear, Sex Education et tant d’autres séries contemporaines s’y consacrent aussi. Empathie, par certains aspects, pousse plus loin l’exigence : elle ne se contente pas d’humaniser le mal-être, elle nous demande d’éprouver de la compassion pour celles et ceux que l’on pourrait aisément rejeter.
Il y aurait encore à dire sur l’usage du mot « épisode ». En psychiatrie comme en narration, on parle d’épisodes de psychose, d’épisodes de crise, d’épisodes télévisés. Ce glissement sémantique n’est pas anodin. Empathie joue avec cette résonance. Chaque épisode de la série est une irruption de sens, une tentative de nommer ce qui déborde – le traumatisme, le deuil, le silence, le désir de disparaître. Mais la série encadre ce débordement. Elle lui donne une forme, un rythme, une adresse. En ce sens, elle agit comme psychose partagée : non pas pathologique, mais rituelle, canalisée, mise à disposition. La fiction n’est pas la guérison. Elle n’est pas non plus un symptôme. Elle est ce qu’il reste quand il n’y a plus de certitude, plus de solution, plus d’issue. Elle est ce mouvement d’aller-retour entre le « je » et le « tu », le soignant et le soigné, la réalité et sa mise en récit. Ce que Longpré et Lonergan offrent ici, c’est peut-être l’une des plus belles définitions télévisuelles de l’empathie : une forme ouverte, fluide, incarnée, où la douleur – la nôtre, la leur – ne s’explique pas, mais invite à écouter autrement.
[1] Sur cette question, voir l’excellent essai de Marta Boni, Perdre pied : le principe d’incertitude dans les séries (Presses Universitaires François-Rabelais, 2023).
19 juin 2025