ENDLESS COOKIE
Seth et Peter Scriver
par Alexandre Ruffier
Seth est un homme aux cheveux roux et au teint pâle avec un long nez bleu qui pend au-dessus d’une dizaine de poils ébouriffés faisant office de moustache. Pete a la peau jaune, des oreilles en chou-fleur orange et une espèce de tuque ventouse/condom en guise de nez, la même que porte Seth en chapeau d’ailleurs. Ils sont frères, enfin demi-frères, puisqu’ils ont le même père. Seth est blanc et habite à Toronto. Pete, né d’une mère crie, vit dans la communauté de Shamattawa dans le nord du Manitoba. En 2016, Seth reçoit la visite d’un représentant de (la fictive) NFG Canada. Le drôle de croisement entre un verre gradué et un bâtiment gris auquel on a ajouté des yeux et une bouche annonce à Seth l’octroi d’un financement. Seth appelle son frère, ils vont enfin pouvoir réaliser ensemble leur documentaire en animation sur les histoires que Pete aime tant narrer. Selon Seth, Pete est le meilleur conteur qu’il connaît. Ce film, fruit d’un travail acharné de presque dix ans, c’est Endless Cookie (ou Cookie à l’infini dans sa version française), un petit bijou qui prouve, si on en doutait encore, que le documentaire canadien parvient toujours à nous surprendre.
Évidemment, la première chose qui se remarque, et qui nous attrape, c’est l’inventivité, le fourmillement et la bizarrerie (aussi) du trait de Seth Scriver. Le décrire en quelques mots, c’est-à-dire en éliminant une grande partie de ses détails, ne saurait lui faire justice tant Seth parvient à créer un univers cohérent en disposant côte à côte des éléments pourtant hétéroclites. Chaque plan regorge de vie. Il y a toujours un élément qui bouge, une blague ou une idée inattendue à repérer. Le cinéaste porte également une attention particulière à rendre certains éléments dérangeants par une forme d’attention disproportionnée au détail de leurs textures. Mentionnons par exemple la main de Pete, exagérément déformée par un piège à loups. Le résultat génère une dynamique visuelle d’attirance/répulsion particulièrement plaisante à naviguer. De plus, la galerie impressionnante de personnages, composée des deux frères, leurs parents, les neuf enfants de Pete, les voisins, les anciens et nouveaux amis, sans oublier la dizaine de chiens, est l’excuse parfaite pour faire éclater une impressionnante créativité. Les protagonistes humanoïdes animés ont la peau jaune, verte, bleue, rouge, un nez gonflé, trop long, trop court. Ils côtoient Rusty, un bouchon parlant, un enfant à tête de biscuit (appelé Cookie), un chien en forme de Mr Peanut (nommé Peanut), Ada, un Q*Bert en en coton-ouaté, Dez, un élastique, ou Racco, (le fils de Pete), une bouteille de sauce.
Le risque avec un style aussi original et chargé aurait été toutefois de s’en contenter et de se regarder animer. Ce n’est pas un enjeu pour de courtes capsules, mais cela peut rapidement devenir lassant sur la durée d’un long métrage. Heureusement il n’en est rien. Endless Cookie évite cet écueil avec talent grâce à la dimension documentaire du projet. Ainsi, la matière première de l’œuvre et ce qui en compose la colonne vertébrale est moins l’animation, malgré sa flamboyance, que les enregistrements sonores de conversation entre Pete, Seth et leurs proches. Ces échanges majoritairement calmes et monotones, dont la captation est à plusieurs reprises mise en scène, tranchent avec les visuels bigarrés. L’esthétique du film repose ainsi sur une dissonance entre le monde (sonore) qui nous entoure et sa représentation (animée). Au diapason du couple conteur/réalisateur que les deux créateurs forment, cette dialectique traduit formellement l’idée centrale de leur scénario : la façon dont les histoires que l’on se raconte nous influencent et modulent notre perception du réel.
Cette idée s’incarne également dans le montage guidé, comme tout le reste, par le « rapiéçage » d’éléments disparates. Endless Cookie emboîte en permanence des saynètes tout droit sorties d’un film à sketches, des moments du quotidien (comme faire les courses ou la cuisine), des souvenirs, des rêves ou encore des émissions de télévision représentant deux sièges de voiture écoutant une émission de radio parler du racisme systémique que subissent les Premières Nations vivant au Canada. Les sujets s’entrechoquent, s’influencent et la politique intervient souvent par effraction. Ces fragments, qui s’interrompent continuellement les uns les autres, permettent au film d’amener avec subtilité une réflexion sur le rôle social des souvenirs qui s’en trouve d’autant plus décuplée par l’usage de l’animation. Grâce au dessin, les différentes strates qui composent l’univers de Endless Cookie s’aplanissent. Le présent, le passé, le futur, les histoires fictives ou véridiques ont tous la même matière, ce qui les rend par conséquent perméables les uns aux autres. Une façon également de rendre justice à la culture crie de Pete qui ne sépare pas l’invisible de la matière et considère que le rêve et les esprits font partie intégrante du monde sensible. On se surprend alors à retrouver dans ce documentaire d’animation des intuitions communes à Hong Sang-soo et Michael Haneke (si si !) qui, dans Contes de cinéma ou Caché, brouillaient dans leurs univers la frontière entre cinéma et réalité en utilisant l’image numérique. Un grand écart référentiel qui montre à quel point l’entrechoquement de l’univers graphique de Seth avec une matière documentaire est fécond.
Cette réflexion sur l’influence des histoires devient d’autant plus pertinente lorsque l’on prend en compte que Endless Cookie porte avant tout sur la représentation du quotidien d’une famille autochtone. En cassant les codes et en brisant les frontières du documentaire et de l’animation, le projet de Seth et Pete œuvre, dans une perspective décoloniale, à créer de nouvelles formes cinématographiques capables d’accueillir ces questionnements essentiels à notre époque. Les frères Scriver démontrent que l’animation, même avec une esthétique trash, c’est aussi du cinéma et qu’elle peut être mise au service de film, comme Seth l’espérait au téléphone avec son frère avant de lancer le projet : « drôle, beau, spirituel, politique, complexe, simple et vrai ».
11 juin 2025