Endorphine
André Turpin
par François Jardon-Gomez
Simone a 13 ans, elle voit sa mère assassinée dans une cage d’escalier et apprend à gérer le trauma ; Sophie a 25 ans, elle est artiste photo, découvre sa sexualité, suit des cours de physique sur internet et cherche à confronter le meurtrier ; Sophie a 60 ans, elle est physicienne et donne une conférence sur le temps. Elles sont trois versions d’une même femme, qui se croisent dans un récit enchâssé. André Turpin emprunte le format du récit gigogne qui interpénètre les différents niveaux de narration et de récit dans une boucle à l’image du ruban de Moebius, sans qu’on sache distinguer où il commence et où il finit.
Le film s’ouvre sur du noise, dont l’intensité va en grandissant, témoin de l’inquiétude que va travailler Turpin. Apparaissent des lettres, flottant dans une sorte d’aquarium, alors qu’une voix demande « Vous rêvez? Là, maintenant? » C’est la voix de Simone-à-60-ans (Lise Roy), dont l’unique rôle semble être d’exposer mollement les enjeux théoriques que tente d’explorer le film à l’aide de sa conférence, tantôt filmée, tantôt faite en voix off – au hasard : « Dans vos rêves, il y aura toujours comme un signe », « Le monde extérieur existe…ou pas » ou encore « Ce que nous pensons, nous le reformons, comme le temps ».
Endorphine est un film en illusion d’optique, comme ces dessins d’Escher que le cinéaste évoque avec sa cage d’escalier qui revient toujours au même palier. Le problème, c’est que le film se donne une illusion de profondeur en traitant ce sujet avec autant de sérieux, ce qui place le spectateur dans une position difficile : s’il veut se raccrocher au récit pour faire sens, il n’en ressort que frustré ; à l’inverse, il n’est pas devant une expérience sensorielle et visuelle assez forte et inusitée pour plonger allègrement dans le film en acceptant de relâcher sa volonté à faire sens.
En insistant autant sur une narration en voix-off hyper explicative – qui revient également sur la perception, sur l’illusion du mouvement créée par le cinéma et l’impression photographique des 24 images/seconde, sur notre perception du temps comme ligne continue, etc… – Turpin se piège lui-même. Il crée des attentes chez le spectateur qu’il ne remplit jamais, pas pour s’en moquer avec un sourire en coin, mais simplement parce qu’il ne va pas au bout des choses. Ainsi, le film de Turpin est voué à ne pas fonctionner du moment où il est construit (malgré ce qu’en dit le réalisateur et scénariste en entrevues) comme un récit à clé, avec une narration qui donne des indices d’interprétation, mais qui ne peut aboutir à une conclusion satisfaisante.
Endorphine est aussi plombé par la stratégie risquée qu’emprunte Turpin en citant abondamment : s’il ne réussit pas à proposer un regard fécond sur ces citations, elles ont l’air de coquilles vides qui ne peuvent que mesurer la distance qui sépare le cinéaste de ses références. Ainsi, on passe de Rear Window (avec Simone qui observe maladivement sa voisine, allant jusqu’à s’introduire chez elle et s’endormir dans son lit) à Persona (c’est notamment le nom du profil artistique de Simone-à-25-ans, qui déforme son visage pris en photo à l’aide de Photoshop), sans compter les univers oniriques et étranges de David Lynch (notamment celui de Mullholand Drive).
C’est d’autant plus décevant que Endorphine contient les germes d’une réussite. Les amorces de récits sur les questionnements sexuels chez cette adolescente (mais aussi chez l’adulte) et sur le refoulement d’un trauma sont potentiellement parlants. Certains effets visuels, comme ce « trou noir » qui se forme dans la main de Simone-à-13-ans, ou les visages des trois femmes qui se fondent les uns dans les autres dans un mélange de douleur et de plaisir, sont particulièrement réussis et donnent lieu, là, à des images fortes. La scène d’ouverture, où Simone-à-13-ans expérimente avec le monde du rêve en prenant conscience que chaque pas vers l’avant ou l’arrière change l’espace qui l’entoure, était particulièrement prometteuse. Mais ce sont des courts moments dans un film qui ne réussit pas à rendre le projet tout personnel de Turpin, qui dit avoir travaillé sur ce scénario durant huit ans.
Qu’il n’y ait rien à comprendre d’un film, soit, la posture se défend assez facilement. Mais il aurait fallu pour cela plus de micro-récits presque autonomes plutôt que d’autant insister sur les liens qui unissent les trois Simone, portés par une narration beaucoup trop plaquée et explicative. La posture de Turpin devient malheureusement moins intéressante lorsqu’il n’y pas, non plus, grand chose à ressentir dans un film qui tourne rapidement en rond, ressassant les mêmes effets et les mêmes images. Ainsi, Endorphine ressemble plutôt à tout ce que Guy Maddin et Quentin Dupieux tournaient en ridicule dans The Forbidden Room ou Réalité – notamment la fausse profondeur des récits enchâssés qui, plus souvent qu’autrement, deviennent plus laborieux qu’intéressants – et manque d’explorer vraiment les possibilités des univers du rêve, de l’inconscient, de l’hypnose, voire des réalités parallèles.
La bande-annonce d’Endorphine
21 janvier 2016